Un convoi exceptionnel pour déménager 7 requins dans un camion-piscine
À l’Aquarium de Paris, au Trocadéro, l’ambiance est tendue mais parfaitement coordonnée. Les soigneurs avancent à pas mesurés, un requin à pointes noires de 1,3 mètre délicatement lové dans un brancard. Leur mission paraît simple sur le papier, mais elle relève du numéro d’équilibriste : transférer sept requins vers Nausicaà, à Boulogne-sur-Mer, en Pas-de-Calais. Sans stresser les animaux et sans perdre une minute.
L’outil clé ? Un camion-piscine aménagé dans la cuve d’un semi-remorque spécialement conçu pour ce type de transport animalier.
Capturer des sprinteurs… qui ne veulent pas rentrer dans les caissons
Dans l’eau, tout devient plus complexe. Etienne Bourgouin, responsable des animaux à l’Aquarium de Paris, résume le défi. Dès que l’équipe entre dans le bassin, les requins se dérobent, filent à l’opposé, multiplient feintes et accélérations. L’objectif est d’aller au contact sans brutalité, de guider les squales vers les caissons de transfert malgré leur ruse et leur vivacité. Les minutes s’étirent, le ballet des soigneurs se répète, puis enfin un premier individu est sécurisé. Hors de l’eau, le chronomètre s’emballe : chaque seconde compte pour maintenir une ventilation correcte, humidifier la peau, protéger les yeux. Et installer l’animal dans le bassin mobile du camion.
Un trajet sous haute vigilance, « aussi vite que possible »
Quatre heures de route, théoriques, séparent Paris de Boulogne-sur-Mer. Aux commandes, Peter Netherlands, chauffeur spécialisé depuis plus de douze ans, connaît la règle d’or. Rouler aussi vite que possible, mais surtout en sécurité, pour éviter les mouvements d’eau dans la cuve. Les virages se prennent souplement, les freinages se dosent au millimètre. La réalité francilienne s’invite tout de même dans le plan : les bouchons retardent le convoi de deux heures. Dans le camion-piscine, tout est monitoré afin de garder des paramètres stables, pendant que l’escorte reste en alerte jusqu’au dernier kilomètre.
Accueil à Boulogne-sur-Mer, entre fébrilité et soulagement
À Nausicaà, l’équipe aquariophile est prête. Les soigneurs de Boulogne-sur-Mer savent qu’un transport réussi n’est que la moitié du travail. Dominique Mallevoy, directeur du service aquariophile, confie son enthousiasme : ces requins ont été chéris et longuement attendus. La pression retombe lorsque la trappe s’ouvre et que les bacs de transfert glissent vers le bassin de quarantaine. Tout se joue alors dans la douceur et la rapidité : passer du contenant de voyage au nouvel environnement sans heurt, laisser l’animal reprendre ses repères, surveiller sa nagespiration et ses trajectoires.
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Réapprendre un décor, apprivoiser un territoire
Les requins à pointes noires sont des espèces de récif : ils aiment les structures, les obstacles, les changements de profondeur. Ludwig Colier, responsable de secteur à Nausicaà, le rappelle : certains s’adaptent en quelques minutes, d’autres prennent plus de temps. Pour l’un d’eux, l’équipe choisit d’accompagner en nage dans le bassin, histoire de l’aider à se poser, à se caler sur la houle artificielle, à s’approprier les zones calmes. Les gestes sont précis, les regards fixent les nageoires, à l’affût du moindre signe de stress. Puis vient le premier tour serein, la première courbe franche : le requin repart.
Les coulisses d’un déménagement pas si exceptionnel
Dans l’univers des aquariums, ces transferts sont courants. Les établissements s’échangent des animaux pour renouveler ou compléter leurs expositions, équilibrer les groupes, optimiser le bien-être et soutenir des programmes d’élevage. À Paris, on connaît ces individus par cœur : ils ont un prénom, un suivi vétérinaire rigoureux, un carnet de santé digne d’un athlète de haut niveau. C’est pourquoi la séparation serre un peu la gorge des équipes : derrière chaque nageoire, il y a des années de soins, d’observations et de routines partagées.
Trois ans de préparation pour un accueil à la hauteur
Nausicaà, plus grand aquarium d’Europe, n’a rien laissé au hasard. Il a fallu trois ans pour reconstruire un bassin, imaginer un décor adapté, calibrer l’hydrodynamique, choisir des récifs artificiels capables d’offrir des cachettes et des axes de nage fidèles au comportement de l’espèce. Objectif : présenter au public, dans les meilleures conditions, des requins à pointes noires bientôt classés comme menacés, tout en garantissant un confort optimal. Du courant au bruit, de l’éclairage au sable, chaque paramètre a été testé, ajusté, validé.
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La science au cœur du voyage
Un transfert comme celui-ci ne se limite pas à la logistique. Il mobilise des vétérinaires, des chercheurs, des plongeurs-soigneurs. Les données récoltées pendant la capture, la manipulation, la stabilisation et l’acclimatation enrichissent la connaissance de l’espèce : réactions au stress, tolérance aux variations physico-chimiques, stratégies d’apaisement. Ces retours d’expérience alimentent des protocoles qui s’affinent de convoi en convoi, au bénéfice des animaux et des équipes qui s’en occupent au quotidien.
Une aventure humaine, faite d’habitude et d’attachement
Derrière la technicité, il y a des visages. Les mains qui soutiennent la tête, qui humidifient la peau, qui guident la caudale. Les voix calmes qui se répondent malgré l’heure tardive, la fatigue, la circulation capricieuse. Les rires nerveux lorsque la palette coulisse enfin au-dessus du bassin. Et cette fierté pudique, partagée entre Paris et Boulogne-sur-Mer, d’avoir mené à bien un déménagement que le grand public ne voit presque jamais. Ce sont ces coulisses, dévoilées par le JT de TF1, qui montrent ce métier fait de patience, d’anticipation et de sang-froid.
Ce que le public verra… et ce qu’il ne verra pas
Pour les visiteurs, l’histoire commence souvent devant la vitre, à l’instant où les requins tracent des arabesques dans la lumière bleutée. Ce que l’on ne voit pas, c’est l’avant : les repérages dans le bassin parisien, les séquences de capture répétées jusqu’à la bonne trajectoire, le suivi au stéthoscope aquatique, la remise à l’eau dans un décor intégralement recomposé. Et l’après : les tours de surveillance, les micro-ajustements, la veille de nuit. Des heures discrètes, essentielles, pour que le spectacle paru si fluide devant la vitre le soit vraiment pour les animaux.
Pourquoi cet aller-retour de la mer à la capitale ?
Au-delà du renouvellement des expositions, ces transferts permettent de structurer des groupes équilibrés, de favoriser des interactions naturelles et, parfois, de préparer des naissances. Ils participent à une pédagogie concrète : montrer des espèces emblématiques en rappelant leur fragilité, et donner des clés pour comprendre les écosystèmes coralliens. Quand Nausicaà investit dans un bassin adapté et que Paris confie ses pensionnaires, c’est toute une chaîne de compétences qui se met en mouvement au service d’un même but : faire coïncider bien-être animal, science et sensibilisation du public.
La révélation que l’équipe a gardée pour la fin
Au terme de ce convoi exceptionnel, une surprise s’est glissée dans les caisses de transport : l’une des femelles est gestante. Les équipes l’ont placée à l’écart après imagerie, où au moins cinq embryons ont été visualisés. Pour Sasha Le Bohec, vétérinaire et responsable qualité en aquariologie, c’est une excellente nouvelle : la perspective d’observations inédites, une avancée pour la recherche et, peut-être, l’annonce d’une reproduction réussie de requins à pointes noires à Boulogne-sur-Mer.