Les abysses gardent l’essentiel : 91 % des espèces marines nous échappent encore
Sous la surface, un univers entier demeure presque vierge d’observations. À l’automne 2025, à la faveur d’outils de haute précision. Et d’une coopération internationale, la science commence à dessiner les contours de cette vie cachée des grandes profondeurs.
Mais saviez-vous que la majorité du vivant océanique reste, à ce jour, totalement inconnue des spécialistes ?
L’océan profond, un territoire scientifique encore flou
Alors que la surface de la planète est scrutée presque en continu. Les abysses demeurent l’un des derniers grands inconnus du vivant. Des plaines abyssales aux sources hydrothermales, l’océan mondial apparaît comme une terra incognita biologique. Plus de 80 % de sa surface n’a jamais été observée directement. Et seule une fraction de ses fonds marins a réellement été explorée. Cette obscurité matérielle s’accompagne d’une méconnaissance vertigineuse. Selon une estimation relayée par la NOAA, 91 % des espèces marines existantes ne sont pas encore décrites. Le constat est troublant : les milieux marins sont essentiels à l’équilibre planétaire et demeurent pourtant parmi les moins connus.
Dans ce contexte, chaque immersion devient un pari logistique et scientifique. Les prélèvements sont rares, les fenêtres d’observation courtes. Et les organismes étudiés, souvent fragiles. Se dégradent vite lorsqu’ils remontent à la surface. La biodiversité que l’on devine dans ces zones extrêmes ressemble encore à une carte inachevée. Des formes entrevues, classées provisoirement. Puis perdues de vue faute de données. Documenter ces existences discrètes demande du temps, des moyens et une coordination mondiale.
Ce que les grandes expéditions ont permis… et ce qu’elles n’ont pas pu faire
Au début des années 2000, l’ambition de réduire cette ignorance a pris la forme de programmes internationaux. Le plus emblématique, le Census of Marine Life, a mobilisé plus de 2 700 chercheurs issus de 80 pays pendant une décennie. Au total, 540 missions en mer ont parcouru le globe. Ramenant des séries d’observations inédites, des images et des échantillons qui ont nourri une première représentation d’ensemble. Pourtant, malgré cette mobilisation sans précédent, la complexité du vivant marin n’a été qu’effleurée.
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Le contraste entre l’ampleur des efforts et l’immensité à inventorier reste frappant. Les campagnes ont confirmé qu’une large part des organismes rencontrés ne correspondait à aucune description préalable. Les biologistes ont dû composer avec des lignées mal connues, des morphologies déroutante. Et des habitats si vastes que chaque point étudié apparaissait comme une île sur un océan de zones blanches. L’inventaire des espèces demeure à un stade embryonnaire à l’échelle des volumes explorés. Cette disproportion explique pourquoi tant de découvertes récentes ont la saveur de premières mondiales. Tout en révélant la profondeur de notre ignorance.
Crédit : NOAA
Une accélération méthodologique : quand la taxonomie gagne en vitesse
Face à cette course contre la montre, la taxonomie se réorganise. En octobre 2025, le Biodiversity Data Journal a publié la seconde vague du projet Ocean Species Discoveries. Portée par l’alliance scientifique allemande Senckenberg Ocean Species Alliance, l’initiative propose de publier rapidement des descriptions d’espèces dans un format court mais rigoureux, avec un partage des ressources techniques. L’idée est simple : rendre la description plus visible, plus rapide et plus collaborative, sans sacrifier l’exigence scientifique.
Au cœur de cette dynamique, le Discovery Laboratory de Francfort occupe une place stratégique. Ce centre mutualise des instruments de pointe, de la microscopie électronique à la tomographie 3D, en passant par le codage à barres de l’ADN. Cette combinaison permet d’associer un diagnostic morphologique précis à des éléments moléculaires lorsque cela est possible. Les indices se recoupent, les hypothèses se resserrent, et le délai entre collecte et publication se réduit. La taxonomie, discipline parfois perçue comme lente et solitaire, devient un travail d’équipe, rythmé par des protocoles calibrés et des standards partagés.
Crédit : NOAA OER
Quatorze nouvelles espèces, deux nouveaux genres : le puzzle s’étoffe
Dans cette seconde série d’Ocean Species Discoveries, quatorze nouvelles espèces ont été décrites. Elles appartiennent à trois grands groupes d’invertébrés marins : les annélides, les mollusques et les crustacés. L’ensemble inclut deux genres inédits, preuve que la classification actuelle est loin d’être stabilisée pour les grands fonds. Parmi les cas emblématiques, on retrouve Spinther bohnorum, un ver marin, Zeaione everta, un isopode parasite au dos évoquant du pop-corn, et Veleropilina gretchenae, un mollusque vivant à plus de 6 000 mètres de profondeur.
Ces descriptions ne sont pas des curiosités isolées : elles servent de pièces supplémentaires dans un puzzle gigantesque. Chaque nouvelle fiche éclaire une niche écologique, révèle une stratégie de vie, ou met au jour une relation jusque-là ignorée. Ce détail que peu de gens connaissent : même à l’échelle d’un même site, l’empilement des micro-habitats produit des assemblages d’espèces très différents, si bien qu’une poignée d’heures d’observation peut manquer la majorité des organismes présents. D’où l’importance de méthodes capables de capter les traces discrètes du vivant, qu’il s’agisse de motifs anatomiques ou de signatures génétiques.
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Pourquoi nommer sauve : connaître pour ne pas laisser disparaître
L’enjeu dépasse largement la satisfaction de mettre un nom sur l’inconnu. Si une espèce reste dans l’ombre, elle peut disparaître sans avoir jamais été identifiée. Le rythme actuel des extinctions, accéléré par les bouleversements climatiques et la pression humaine sur les écosystèmes marins, excède la capacité d’adaptation de nombreuses formes de vie. Or, des espèces non répertoriées occupent des places singulières dans des chaînes alimentaires qui peuvent se déséquilibrer si un maillon s’éteint. Sans inventaire solide, impossible d’évaluer ces rôles ni d’anticiper les effets en cascade.
La méconnaissance du vivant océanique limite aussi la compréhension des services écosystémiques fournis par la mer : régulation du climat, stockage de carbone, production d’oxygène. Ces processus s’appuient sur des communautés d’organismes dont la diversité structure la stabilité. De récentes observations ont d’ailleurs mis en évidence des interactions inédites, notamment symbiotiques ou parasitaires, qui obligent à réviser certains schémas en écologie. Si l’on songe aux applications potentielles, de la biotechnologie à la médecine, la perte d’une lignée non décrite revient à fermer une porte avant même de l’avoir entrouverte.
Crédit : NOAA
Une discipline qui change d’échelle, sans renoncer à sa rigueur
Rendre la taxonomie plus rapide ne signifie pas l’alléger de ses précautions. Dans la démarche défendue par l’alliance Senckenberg Ocean Species Alliance, l’ouverture des données et l’harmonisation des outils jouent un rôle central. Les diagnostics sont arqués sur des descriptions morphologiques soignées, complétées par des marqueurs génétiques lorsque la qualité des échantillons le permet. L’objectif n’est pas de publier pour publier, mais de sortir de l’invisibilité des résultats valides, reproductibles, qui pourront être réévalués et enrichis à mesure que de nouveaux spécimens seront collectés.
Ce modèle collaboratif répond à deux contraintes majeures : la dispersion des compétences et le coût élevé des technologies. En réunissant les expertises dans un laboratoire partagé, le Discovery Laboratory abaisse les barrières d’accès et tire parti d’un workflow commun. Les images produites par tomographie 3D donnent par exemple un « double » numérique d’un spécimen fragile, permettant des comparaisons fines sans multiplier les manipulations. Quant au codage à barres de l’ADN, il apporte un filet de sécurité supplémentaire lorsque la morphologie ne tranche pas.
Crédit : Natural History Museum, CC BY-4.0.
Crédit : GEOMAR/ROV-Team, CC BY-4.0.
À l’horizon, une nouvelle manière de lire l’océan
À mesure que le catalogue des espèces marines s’étoffe, c’est une nouvelle lecture du monde vivant qui s’impose. L’océan ne se résume pas à ses grands prédateurs ou à ses récifs spectaculaires : ses replis les plus obscurs abritent une mosaïque de formes, de textures et de comportements qui échappent encore à notre regard. Les quatorze espèces décrites en octobre 2025 n’ont pas valeur d’achèvement : elles sont des balises. Elles rappellent qu’inventorier, c’est refuser que ces existences s’effacent sans laisser de trace, et que la taxonomie n’est pas qu’un exercice de vocabulaire mais un geste de conservation.
Au fond, la promesse de cette « taxonomie accélérée » n’est pas seulement d’aller plus vite : elle est de rendre visible l’ampleur du travail qui reste. L’automne 2025 offre un instantané encourageant : les outils sont là, la coopération existe, les premières séries de résultats s’accumulent. Reste à transformer l’essai, mission après mission, article après article, pour que ce qui dort au-delà de 6 000 mètres cesse d’être un angle mort de notre connaissance du vivant.
Après un siècle d’explorations et des milliers de jours en mer, la statistique demeure implacable : 91 % du vivant marin n’a pas encore de nom. C’est tout l’enjeu d’une science qui, pour mieux protéger l’océan, doit d’abord le décrire.