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Orques et saumon : au large de la Colombie-Britannique, une scène filmée bouscule les certitudes

Publié par Killian Ravon le 16 Déc 2025 à 20:24

Dans les eaux froides du Canada, une équipe de chercheurs a capté un enchaînement de gestes et de trajectoires qui ne colle pas avec tout ce qu’on croyait savoir sur la chasse en mer.

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Orques résidentes et dauphins à flancs blancs encerclent un saumon Chinook en surface au large de Vancouver.
Une chasse rare, où deux espèces semblent synchroniser leurs mouvements au même endroit.

Sur le moment, rien ne semble spectaculaire, et pourtant chaque détail compte. Car derrière ces images, une nouvelle étude publiée en décembre 2025 pourrait obliger les scientifiques à revoir leur lecture des interactions entre grands prédateurs marins.

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Une orque surgit à la surface au large de Vancouver Island, dans une mer sombre et calme, sous un ciel brumeux.
Une apparition furtive, typique des eaux froides du Pacifique.
Crédit : Buiobuione / Wikimedia Commons.
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Une chasse qui ne ressemble pas tout à fait aux précédentes

Dans le Pacifique Nord-Est, les scènes de chasse ne manquent pas. Mais certaines, plus rares, ont cette façon de déranger les catégories bien rangées. C’est précisément ce qui s’est produit au large de la Colombie-Britannique, dans les eaux côtières proches de la île de Vancouver, lorsque des chercheurs ont commencé à remarquer des « coïncidences » qui n’en étaient pas.

Au centre de l’histoire, il y a les orques résidentes du nord, un groupe très suivi parce qu’il se distingue par une spécialisation alimentaire marquée. Ces orques sont connues pour viser presque exclusivement le saumon Chinook, une proie imposante, capable d’atteindre environ 90 centimètres et de dépasser les 10 kilos. Une cible exigeante, qui a façonné des techniques de chasse précises, souvent décrites comme minutieuses, parfois menées à l’écart, et transmises au sein des familles.

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Or, en août 2020, sur le terrain, quelque chose attire l’œil des scientifiques. Plusieurs fois, des cétacés plus petits apparaissent aux avant-postes. Ils nagent en tête, comme s’ils ouvraient la route, et les orques ajustent nettement leur trajectoire vers eux. Puis, sans avertissement apparent, tout le monde plonge au même endroit, au même moment.

Ce n’est pas un événement isolé. Les chercheurs cumulent les observations et finissent par comptabiliser plus de 258 rencontres distinctes entre les deux espèces. À force de répétitions, l’hypothèse du hasard devient difficile à défendre. Et c’est là que l’étude commence vraiment à prendre forme.

L’aileron dorsal d’une orque fend l’eau près de Vancouver Island, révélant la puissance du prédateur dans un clapotis doré.
Un simple aileron, et toute la scène change d’échelle.
Crédit : Buiobuione / Wikimedia Commons.
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Des capteurs, des images et des plongées pour comprendre ce qui se passe

Pour passer de l’impression visuelle à une démonstration solide, l’équipe met en place un dispositif lourd, mais redoutablement parlant. Neuf orques sont équipées de biologgers CATS, des capteurs fixés temporairement grâce à des ventouses. L’objectif est simple sur le papier et très ambitieux en pratique : enregistrer la dynamique de chasse au plus près, en trois dimensions, tout en associant les données aux images et aux sons.

Autour de ces capteurs, d’autres outils complètent le puzzle. Des drones filment depuis le ciel, pendant que des caméras sous-marines documentent ce qui échappe naturellement à la surface. Au final, le jeu de données est conséquent : 84 minutes de vidéo aérienne et 63 heures d’enregistrements sous l’eau viennent nourrir l’analyse.

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Ce que les chercheurs cherchent à vérifier, c’est d’abord la réalité d’une synchronisation. Est-ce que les plongées sont réellement coordonnées, ou seulement superposées par chance ? Est-ce que les mouvements des orques changent en présence des autres cétacés ? Et surtout, quels signaux semblent guider l’action ?

Les mesures montrent que les ajustements sont nets. En présence des autres animaux, les orques ne plongent pas de la même manière. Elles descendent plus profond, avec une moyenne de 34,8 mètres, contre 20,2 mètres lorsqu’elles sont seules. Elles parcourent aussi de plus longues distances pendant la recherche de proies, comme si leur stratégie s’élargissait, ou comme si la « zone utile » changeait.

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On pourrait croire à une simple agitation collective, sans logique. Mais les séquences s’enchaînent avec une constance qui intrigue. Les orques suivent systématiquement ces cétacés pendant la descente, le temps passé au fond, puis la remontée. Comme si les rôles n’étaient pas tout à fait ceux qu’on imagine habituellement.

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Des clics qui changent tout, et un silence qui en dit long

Au cœur de cette mécanique, un élément revient avec insistance : l’écholocalisation. Les petits cétacés observés utilisent des clics à très haute fréquence, pouvant monter jusqu’à 150 kHz, pour détecter les poissons. Or, les orques ont une capacité d’audition compatible avec ces fréquences. Autrement dit, elles peuvent les entendre.

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C’est ici que l’étude apporte un détail que peu de gens connaissent, mais qui pèse lourd dans l’interprétation. Les enregistrements acoustiques indiquent une réduction significative des séquences d’écholocalisation des orques lorsque les autres cétacés sont présents. Comme si elles « laissaient la place » sur le plan sonore, au lieu d’ajouter leurs propres clics.

Plus surprenant encore, les données mettent en évidence une alternance claire des séquences de clics entre les deux espèces. Ce n’est pas un brouhaha où chacun ferait sa vie. Cela ressemble davantage à une organisation temporelle, où les émissions sonores ne se chevauchent pas de façon anarchique, mais se succèdent.

Un dauphin à flancs blancs du Pacifique bondit hors de l’eau, éclaboussant la surface dans un mouvement net et rapide.
Vitesse, agilité, précision : des qualités qui comptent en chasse.
Crédit : gailhampshire / Wikimedia Commons.
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Des potentielles capteurs mobiles

Un des co-auteurs, Andrew Trites, avance une explication très parlante : les orques pourraient utiliser ces cétacés comme des « capteurs mobiles ». En s’appuyant sur leurs signaux, elles élargiraient leur champ de détection tout en économisant de l’énergie, et peut-être en évitant de saturer l’espace acoustique.

Les chercheurs rappellent que l’« écoute interspécifique » a déjà été évoquée chez d’autres mammifères marins. Mais la nuance, ici, tient au contexte. Il ne s’agit pas seulement de capter au passage des informations produites par un voisin. Le déroulé observé évoque plutôt une stratégie qui s’ajuste, comme si chacun tirait profit des compétences de l’autre, sans interférence directe.

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À ce stade, une question devient inévitable. Si l’efficacité est réelle, pourquoi cette association n’a-t-elle jamais été documentée auparavant, malgré l’attention portée depuis des décennies à ces populations ? Est-ce parce qu’elle est rare ? Ou parce qu’il fallait précisément ce type de technologie, et cette accumulation de preuves, pour la détecter ?

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Une scène sans hostilité, là où on s’attend souvent à l’inverse

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L’autre élément marquant de l’étude, c’est ce qui n’apparaît pas. Pas d’intimidation. Pas de confrontation. Et pas de fuite. Alors que, dans l’imaginaire collectif, les orques sont parfois associées à une agressivité redoutable envers d’autres cétacés, rien de tel n’est observé dans les séquences filmées.

Les chercheurs soulignent que certaines populations d’orques, notamment les transientes (aussi appelées orques de Bigg), sont connues pour chasser des dauphins. Dans ce contexte, voir deux espèces évoluer à quelques mètres l’une de l’autre, au cœur d’une activité de chasse, sans signe d’escalade, surprend forcément.

Les images montrent aussi des comportements typiques des orques résidentes : elles partagent des morceaux de poisson entre congénères, au sein du groupe social. Et, pendant ces scènes, les autres cétacés restent proches. Parfois, ils récupèrent même des restes en surface, sans déclencher de réaction défensive.

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Pour Sarah Fortune, l’argument est assez direct : si ces animaux étaient perçus comme des voleurs ou des intrus, on devrait observer des manœuvres d’intimidation, un changement d’itinéraire, ou un déplacement de la zone de chasse. Or, ce n’est pas ce que les données montrent.

Un débat existe malgré tout. Jared Towers, cité ailleurs, évoque l’hypothèse du kleptoparasitisme, une forme d’opportunisme où l’un profite du travail de l’autre sans coopération réelle. L’étude ne balaie pas l’idée par principe, mais elle pointe ce qui la fragilise : les autres cétacés ne se contentent pas d’attendre. Ils participent activement à la recherche, avec leurs propres séquences de poursuite et leurs émissions acoustiques.

Les chercheurs notent d’ailleurs qu’un seul cas ambigu de « vol » de morceau de saumon a été relevé, sans confirmation claire dans les vidéos sous-marines. En l’état, le tableau ressemble moins à un pillage toléré qu’à une tolérance renforcée par un bénéfice partagé.

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Un saumon Chinook nage près du fond, visible en plan rapproché sous une eau claire, sur un lit de galets arrondis.
La proie convoitée, massive, et loin d’être simple à repérer.
Crédit : USFWS / Wikimedia Commons

Ce que cette découverte dit de l’adaptation des prédateurs marins

Au-delà de la surprise, l’étude ouvre une porte sur des enjeux écologiques plus vastes. Le milieu marin change vite, sous l’effet de pressions multiples, et les prédateurs n’ont pas le luxe de rester figés. Dans cette région, les orques résidentes du nord dépendent fortement du saumon Chinook, une ressource en déclin dans plusieurs bassins du Pacifique. Dans ce contexte, optimiser la localisation des proies peut devenir déterminant, surtout en période de faible disponibilité.

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L’idée d’une association avec des cétacés plus mobiles, dotés d’une écholocalisation très efficace, prend alors un sens très concret. Les données de plongée suggèrent déjà que la stratégie des orques s’ajuste en présence de ces partenaires : plus profond, plus loin, plus longtemps. Ce n’est pas anodin, et cela ressemble à une flexibilité comportementale qui pourrait aider à amortir les variations de l’environnement.

De l’autre côté, les bénéfices potentiels ne manquent pas non plus. Ces petits cétacés sont décrits comme des généralistes opportunistes, qui consomment surtout des poissons plus petits, comme le hareng. Ils ne sont pas considérés comme morphologiquement adaptés pour capturer ou démembrer de grands saumons. Mais si un grand poisson est déjà neutralisé et fragmenté, l’équation change.

Une orque surgit près de la surface avec un poisson visible à proximité, dans une mer grise au pied d’une côte rocheuse.
Une fraction de seconde suffit parfois à raconter toute une chasse.
Crédit : Kevin Nichols / Wikimedia Commons.
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La piste alternative de la protection

Les chercheurs évoquent aussi une autre piste : la protection. Évoluer à proximité d’orques résidentes pourrait réduire le risque d’interactions avec des orques transientes, potentiellement plus agressives. À cela s’ajoute l’accès à des zones riches en proies, en compagnie d’un prédateur dominant qui « impose » sa présence.

Reste une grande inconnue, que l’étude laisse volontairement ouverte. Est-ce un phénomène local, lié à l’apprentissage social d’un petit nombre d’individus, ou une stratégie plus répandue qu’on ne le pense ? Les orques sont connues pour leurs traditions culturelles, leurs répertoires vocaux, et leurs habitudes de chasse distinctes selon les populations. Il n’est donc pas absurde d’imaginer qu’une innovation comportementale puisse émerger, puis se transmettre.

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Et c’est précisément là que la révélation finale prend tout son poids, parce qu’elle renverse un réflexe très ancré : dans les images analysées, les chercheurs ont bien documenté une chasse coordonnée entre des orques résidentes du nord et des dauphins à flancs blancs du Pacifique, les deux espèces plongeant et recherchant ensemble le saumon Chinook, sans hostilité apparente et avec une alternance de signaux sonores qui suggère une véritable coopération interspécifique.

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