Air India « redécouvre » un vieux Boeing 737-200 oublié depuis des années sur un tarmac indien
Pendant plus de dix ans, un vieux Boeing 737-200 est resté immobile dans un coin isolé de l’aéroport de Kolkata. Sans que la compagnie qui en était propriétaire ne s’en préoccupe vraiment.
Cette histoire étonnante, révélée par la presse indienne. Ne se résume pourtant pas à une simple anecdote insolite. Elle met en lumière des années de laxisme administratif et de gestion confuse au sein d’Air India. Et ce qui a été découvert en fouillant les registres est encore plus déroutant.
Crédit : Abymac / Wikimedia Commons (CC BY-SA 3.0)
Un avion de ligne qu’on finit par perdre de vue
À l’origine, tout commence presque banalement, comme pour beaucoup d’appareils en fin de carrière. Ce Boeing 737-200, vieillissant, est retiré du service en 2012. Et envoyé au parking dans une zone isolée de l’aéroport de Kolkata. Loin des terminaux passagers. Dans le secteur aérien, ces avions sont généralement démantelés, revendus pour pièces ou cédés à d’autres opérateurs. Dans ce cas précis, rien de tout cela ne se produit.
L’appareil est rangé, stationné, presque mis entre parenthèses, puis plus personne ne s’en occupe vraiment. Les années passent, les opérations quotidiennes se succèdent et le 737 se fond dans le décor. Au point de devenir un élément de paysage plus qu’un actif clairement identifié.
Ce sont finalement des responsables de l’aéroport qui finissent par s’étonner de la présence de cet avion statique. Oublié au fond du tarmac. Ils contactent alors la compagnie, qui réalise que l’appareil lui appartient toujours. Le PDG de Air India, Campbell Wilson, admet alors que la situation est tout sauf ordinaire. Et reconnaît le caractère totalement inhabituel de cet « oubli » pour une flotte commerciale.
À la demande de l’aéroport, le 737 est finalement déplacé, puis vendu. Officiellement, le dossier semble clos. Mais en coulisses, la redécouverte de cet appareil va déclencher un malaise. Bien plus profond sur la gestion passée de la compagnie.
Crédit : Franz / Wikimedia Commons (CC BY-SA 2.0)
Un appareil au parcours chaotique avant d’être remisé
Pour comprendre comment un avion peut littéralement se perdre dans la paperasse, il faut remonter quarante ans en arrière. L’appareil est d’abord livré à Indian Airlines en 1982. Il entame sa carrière comme un avion de ligne tout à fait classique. Avant de connaître plusieurs changements d’exploitant sans changer de propriétaire.
Dans un second temps, le 737 est opéré par Alliance Air, une filiale, qui le transforme en avion cargo. L’appareil change alors de mission : il ne transporte plus des passagers mais des marchandises, une reconversion fréquente pour ce type d’avion à mesure qu’il vieillit.
En 2007, un nouvel acteur s’ajoute au puzzle : l’avion est exploité par India Post, le service postal indien, toujours comme appareil cargo. Là encore, le propriétaire reste le même, Indian Airlines, mais l’avion passe d’une entité à l’autre, avec des missions et des livrées qui se succèdent.
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En 2011, nouvelle étape clé : Indian Airlines fusionne avec Air India. Sur le papier, l’appareil rejoint alors la flotte du nouveau groupe, tout en conservant son rôle dans le fret. Dans la pratique, cette fusion ajoute une couche supplémentaire de complexité à la gestion des actifs, entre changements de marques, de structures et de systèmes d’inventaire.
Un an plus tard, en 2012, l’avion est retiré du service et parqué à Kolkata. Contrairement aux « habitudes en vigueur dans le secteur », il n’est ni démantelé ni revendu.
Aucun chantier de récupération de pièces, aucun recyclage organisé : le Boeing est simplement laissé là, comme suspendu hors du temps. C’est ce flottement, à la frontière entre décision technique et oubli pur et simple, qui va ouvrir la voie à ce qui se produira ensuite.
Crédit : Jer.dv / Wikimedia Commons (CC BY-SA 3.0)
Quand les registres ne suivent plus la réalité du tarmac
Avec cet appareil, un phénomène discret mais lourd de conséquences se produit : au fil des années, le 737 finit par sortir progressivement des radars administratifs. Les fichiers comptables, les inventaires de flotte, les documents de suivi d’actifs ne reflètent plus totalement ce qui se trouve physiquement sur le tarmac.
Selon les éléments relayés par la presse indienne, le PDG Campbell Wilson reconnaît lui-même que la compagnie ignorait jusqu’à récemment l’existence même de cet avion. Il parle d’un appareil dont on « ne savait même plus » qu’il faisait encore partie du patrimoine de la société. Une phrase qui résume à elle seule l’ampleur de la déconnexion entre les registres et la réalité opérationnelle.
Ce glissement n’est pas apparu du jour au lendemain. Il s’inscrit dans un contexte plus large, celui d’une compagnie encore publique à l’époque, où la rigueur des registres d’immobilisations laissait sérieusement à désirer. Les autorités indiennes pointent d’ailleurs un problème de fond : l’absence de fichiers complets et fiables listant les avions immobilisés, leurs statuts précis ou encore leur valeur comptable.
Or ces documents sont indispensables, non seulement pour des raisons financières, mais aussi pour la fiscalité et les assurances. Sans inventaire exhaustif, impossible d’évaluer correctement les actifs possédés, les taxes à payer ou les primes d’assurance réellement dues. Autrement dit, ce Boeing oublié illustre l’angle mort d’une gestion où la paperasse a cessé de coller à la réalité technique.
Un avion si oublié qu’il disparaît même lors de la privatisation
C’est ici que l’histoire prend une tournure encore plus surprenante. Lorsque la compagnie est privatisée et rachetée par le groupe Tata en 2022, ce Boeing 737-200 ne figure tout simplement pas parmi les actifs transmis. L’appareil, pourtant bien réel sur le tarmac, ne fait plus partie du périmètre officiel de ce qui est vendu.
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Autrement dit, lors de la privatisation, l’avion est invisible sur le plan comptable. Il n’apparaît pas dans les listes d’avions, ni dans les documents de valorisation globale de la flotte. Lorsque l’équipe dirigeante découvre, des années après sa mise au rebut, que ce 737 est toujours là et toujours juridiquement lié à la compagnie, la surprise est totale.
Pour un groupe de l’envergure de Tata, voir surgir un appareil « fantôme » après coup a forcément de quoi interpeller. Cela signifie qu’au moment de la transaction, les registres officiels ne correspondaient pas complètement à l’état réel des actifs.
Loin d’être un simple détail, ce type d’anomalie interroge la manière dont les audits et inventaires ont été réalisés à l’époque où la compagnie était encore sous contrôle de l’État.
Ce détail, que peu de gens auraient imaginé possible dans un secteur aussi réglementé que l’aérien, donne à cette redécouverte une dimension presque surréaliste : un avion commercial de taille respectable, oublié au point de disparaître des documents lors d’un changement de propriétaire.
Crédit : VishuN / Wikimedia Commons (CC BY-SA 4.0)
Une enquête ouverte et la promesse d’une nouvelle gouvernance
Face à cette affaire, présentée comme « insolite » dans les médias, les autorités ne se contentent pas d’en sourire. Une enquête interne est ouverte pour comprendre comment un appareil complet a pu sortir à ce point des circuits administratifs. L’objectif est clair : identifier les maillons faibles d’un système qui a laissé un avion entier se volatiliser des registres.
Dans le viseur, la période où la compagnie appartenait encore à l’État. Les premières analyses soulignent qu’à cette époque, l’opérateur ne tenait pas de fichiers détaillés et systématiques de ses appareils immobilisés et de l’ensemble de ses actifs matériels. Sans ces documents, difficile de suivre précisément la vie d’un avion, depuis sa mise en service jusqu’à sa sortie de flotte et à sa valorisation finale.
Aujourd’hui, la direction assure que ce genre d’oubli ne pourra plus se reproduire. Air India met en avant l’amélioration de sa gouvernance, avec des procédures renforcées de suivi des actifs, des inventaires mis à jour et une supervision plus fine des appareils retirés du service. Le message est clair : transformer cet épisode embarrassant en point de départ d’une gestion plus rigoureuse.
Reste que ce Boeing 737-200 oublié dans un coin de tarmac restera comme un symbole étonnant de ce qui peut arriver lorsque la bureaucratie prend le pas sur la réalité, au point d’effacer un avion tout entier des registres d’une compagnie.
Au terme de cette histoire, la vraie révélation n’est peut-être pas l’avion retrouvé, mais ce que son oubli dit d’une organisation qui, pendant des années, n’avait plus vraiment les yeux sur tout ce qui portait ses couleurs.