Transparence salariale : dès juin 2026, connaître le brut de ses collègues va devenir (presque) la règle
La directive européenne sur la transparence salariale. Adoptée le 10 mai 2023, doit être transposée en droit français au plus tard le 7 juin 2026. Objectif : rendre visibles les rémunérations pour réduire les écarts femmes-hommes et éclairer les négociations en entreprise.
Concrètement, l’information sur le salaire sera communiquée dès l’entretien d’embauche, puis régulièrement en interne. Une révolution culturelle qui enthousiasme salariés et syndicats, mais inquiète une partie des employeurs. Et une question brûle déjà : jusqu’où aller sans empiéter sur la vie privée ?
Crédit : Claude Truong-Ngoc / Wikimedia Commons (CC BY-SA 4.0).
Que change exactement la directive européenne adoptée en 2023 ?
La directive du 10 mai 2023 ambitionne de renforcer le principe « à travail égal, rémunération égale ». En imposant davantage de transparence. Elle s’appliquera dès la candidature : les postulants devront être informés du salaire du poste avant même de s’engager. Elle poursuivra ensuite ses effets au sein des entreprises, où les directions devront communiquer régulièrement sur les rémunérations. Cette logique s’inscrit dans une tendance internationale portée par des pays précurseurs. De l’Islande à certains États américains, jusqu’au Brésil plus récemment.
En France, il ne s’agit pas d’un terrain vierge. Depuis 2019, l’index d’égalité professionnelle (dit « index Pénicaud ») oblige les employeurs d’au moins 50 salariés à mesurer les écarts de salaires et de carrière. Avec des mesures correctrices et d’éventuelles sanctions en cas de mauvais score. Mais l’outil reste contesté : peu de pénalités ont été réellement infligées en cinq ans. La méthodologie favoriserait des biais, et la logique d’autocontrôle limite son impact. Comme l’a relevé le Haut Conseil à l’égalité au printemps 2024. D’où l’attente d’un cadre plus contraignant et plus lisible : la directive européenne.
Mais saviez-vous que certaines entreprises françaises n’ont pas attendu le texte ? Clinitex, groupe de nettoyage basé à Lille et présent à Orléans, publie depuis 2015 tous les salaires en intranet, de façon nominative. Selon sa direction, cette transparence n’a pas créé de crise interne. Et a même mis en évidence des rattrapages nécessaires sur certains postes. Un exemple radical qui illustre l’esprit du texte européen : rendre les politiques de rémunération compréhensibles et discutables.
Recrutement, dialogue social, attractivité : pourquoi la transparence séduit déjà
Les professionnels du recrutement le constatent : annoncer clairement la fourchette de salaire dès l’offre augmente l’attractivité et évite les malentendus. Dans de nombreux pays anglo-saxons, l’indication salariale est déjà la norme sur les plateformes d’emploi. En France, l’Apec observe le même mouvement : afficher la rémunération « motivent les candidats » et facilite la mise en relation. Dans des régions où le marché est tendu et la pénurie de profils réelle, ce levier d’attractivité n’est pas anodin.
En interne, la transparence salariale nourrit aussi le dialogue social. Elle donne de la matière aux représentants du personnel et cadre les discussions avec la direction. Elle réduit surtout le brouillard des comparaisons informelles et des rumeurs : mieux vaut des chiffres que des fantasmes, plaident les partisans de la mesure. Les jeunes actifs, plus à l’aise pour parler d’argent, poussent d’ailleurs dans ce sens : le tabou se lève progressivement.
À lire aussi
Les réticences existent toutefois. Nombre d’employeurs redoutent surtout la phase interne : justifier des écarts, formaliser des critères. Et assumer la cohérence des décisions prises au fil du temps. « Au sein de l’entreprise, il y a encore un barrage culturel », résume un observateur. C’est précisément là que la directive veut porter l’effort : faire passer les rémunérations d’une zone grise à une zone de règles.
Crédit : Diliff / Wikimedia Commons.
Femmes-hommes : un correctif attendu… et un droit déjà renforcé
Les inégalités femmes-hommes persistent. Selon l’Insee (2023), le salaire moyen des femmes dans le privé demeure environ 15 % inférieur à celui des hommes, un ordre de grandeur proche de la moyenne européenne (12,7 % en 2021). La directive vise d’abord ce noyau dur : la publication des niveaux de rémunération doit permettre aux salariées d’identifier des écarts et d’en demander la correction.
En droit français, le principe « à travail égal, salaire égal » existe depuis 1983. Mais obtenir la preuve d’une inégalité a longtemps relevé du parcours du combattant, les bulletins de paie étant considérés comme données personnelles. Tournant en mars 2023 : la Cour de cassation a consacré un « droit à la preuve », qui permet de demander à l’employeur la communication de bulletins de collègues masculins à poste équivalent, pour étayer une action. La future transparence structurelle rendra sans doute cette démarche moins nécessaire, puisque l’information sera accessible sans contentieux.
Reste que la construction des inégalités est aussi structurelle : métiers féminisés peu payés, temps partiel plus fréquent, horaires atypiques, freins à l’accès aux postes de direction. Les négociations et les rattrapages ne suffiront pas sans critères clairs d’évaluation, de performance et de compétences, non sexistes et objectifs. C’est là une exigence explicite de la directive : des écarts sont admis, mais uniquement s’ils reposent sur des fondements objectifs. L’enjeu est d’en documenter la logique et de la partager.
Crédit : Amtec Photos / Wikimedia Commons (CC BY-SA 2.0).
Risques d’effets pervers, sanctions et « culture des preuves »
La transparence n’est pas exempte de contre-effets. Certains économistes craignent des hausse-freins : devant l’obligation d’expliquer chaque écart, des directions pourraient ralentir les augmentations pour éviter les tensions, ce qui plomberait la dynamique salariale. D’autres estiment que cette crainte reflète surtout l’absence de process clairs : quand la grille est lisible et les critères connus, la décision se dédramatise.
Côté syndicats, l’attention se porte sur la traduction dans la loi française et surtout sur le régime de sanctions. La directive prévoit un dispositif « effectif, proportionné et dissuasif », pouvant tenir compte de circonstances aggravantes ou atténuantes. Il est attendu que les manquements à la transparence – par exemple l’absence de publication requise – puissent donner lieu à des amendes administratives, proportionnelles à la masse salariale ou forfaitaires selon la gravité. Les diffuseurs d’offres d’emploi seraient aussi concernés en cas de non-respect des obligations d’information sur les rémunérations.
Au-delà de la sanction, c’est une culture des preuves qui s’installe : documenter, tracer, motiver. Les managers sont encouragés à formaliser ce qu’ils faisaient parfois à l’instinct : évaluations, critères d’avancement, compléments de salaire ou primes. On passe d’une pratique orale à une écriture opposable.
À lire aussi
Crédit : Boubloub / Wikimedia Commons (CC BY-SA 4.0).
Transparence vs. vie privée : où placer le curseur sans trahir l’esprit de la loi ?
La directive ne vise pas à exposer les personnes, mais à rendre lisibles les postes et les écarts. La vie privée n’est pas un détail : en France, le bulletin de salaire est traditionnellement perçu comme une donnée sensible. C’est pourquoi la régulation privilégie des informations agrégées et objectivées : salaires d’embauche, plages de rémunération par emploi, écarts moyens par catégorie comparable, médians par famille de postes.
L’exemple de Clinitex, qui publie nominativement les salaires en intranet, montre qu’une transparence maximale peut fonctionner avec l’assentiment de l’organisation. Mais il ne s’agit pas de la norme attendue par le texte. L’enjeu, pour la transposition française, sera de garantir l’accès à des données utiles pour contrôler l’égalité et négocier, sans divulguer d’éléments intimes ou superflus.
Trois principes simples émergent de la pratique : minimisation (ne publier que ce qui est strictement nécessaire), anonymisation et agrégation (privilégier des indicateurs de groupe), traçabilité des critères (rendre auditable la logique d’une décision sans exposer des détails individuels). De plus, la sensibilisation en interne – notamment auprès des managers – est cruciale pour éviter des fuites ou des réutilisations inappropriées de données.
Ce détail que peu de gens connaissent : depuis mars 2023, le « droit à la preuve » permet déjà d’obtenir des bulletins comparables via le juge, précisément pour protéger le droit à l’égalité sans violer la vie privée. La transparence à venir s’inscrit dans cette logique d’équilibre : plus d’informations utiles, moins de contentieux intrusifs.
Crédit : WAO Coworking / Wikimedia Commons (CC BY-SA 4.0).
Comment les entreprises peuvent s’y préparer d’ici juin 2026
Le calendrier est serré : transposition au plus tard le 7 juin 2026. Les organisations ont intérêt à anticiper en mettant à plat leurs pratiques. D’abord, cartographier les emplois et définir des référentiels de compétences simplifie l’évaluation « à travail de même valeur ». Ensuite, établir des bandes salariales par famille de postes donne un cadre prévisible aux recrutements et évolutions. Enfin, former les managers à communiquer et motiver une augmentation ou une différence selon des critères objectifs limite la frustration.
L’exercice n’est pas qu’un coût : il réduit le turn-over, accélère les recrutements et renforce la marque employeur. Les entreprises qui publieront sereinement leurs bornes de rémunération s’épargneront des semaines de négociation stérile et attireront des profils en adéquation. Dans certains secteurs en tension, cet avantage peut peser lourd.
Pour les salariés, l’accès à des repères clairs change aussi la donne. Savoir où se situe son salaire sur une échelle donnée, identifier les compétences à acquérir pour passer au palier supérieur, objectiver une demande d’augmentation : autant d’éléments qui professionnalisent la discussion. Les représentants du personnel y gagnent, eux aussi, puisqu’ils disposeront de données régulières pour négocier et suivre les rattrapages.
Et la révélation principale, c’est que la directive ne cherche pas à uniformiser tous les salaires, mais à rendre explicites les critères qui justifient les différences : performance, compétences, responsabilités. Autrement dit, ce qui restera inégal devra être expliqué et assumé.