Nucléaire : la Chine construit le réacteur qui ne fond pas
Pendant des années, l’idée a fait saliver les ingénieurs français : un réacteur à neutrons rapides refroidi au sodium, capable de recycler ses combustibles et d’extraire beaucoup plus d’énergie de l’uranium qu’une centrale classique. Sur le papier, la France tenait son avance. Dans les faits, c’est la Chine qui accélère et transforme l’essai.
Le 27 août 2025, Pékin a présenté une étape jugée décisive pour sa filière de génération IV. Ce n’est pas encore une centrale commerciale, mais un programme cohérent qui monte en charge et se professionnalise. Le message est clair : la fission du futur ne se raconte plus, elle se construit.
Comment ces réacteurs “brûlent” ce que les autres rejettent
Au cœur de la promesse, il y a la physique des neutrons rapides. Là où nos réacteurs à eau pressurisée laissent de côté l’uranium 238, les rapides peuvent l’“activer”, recycler le plutonium et alimenter un cycle fermé. Résultat attendu : jusqu’à 100 fois plus d’énergie extraite à partir du même uranium et, à long terme, beaucoup moins de déchets radioactifs à stocker.
Dit autrement, la matière que l’on considère comme un fardeau dans les filières classiques devient ici une ressource. Pour un pays qui veut sécuriser son système électrique sans dépendre de mines lointaines, c’est une perspective stratégique autant qu’industrielle.
Du CEFR au CFR-600 : la progression méthodique de Pékin
La Chine n’a pas commencé hier. En 2010, elle testait déjà un petit prototype de 20 MWe, le CEFR, conçu avec une forte empreinte russe. Cette brique d’apprentissage a servi de rampe de lancement au CFR-600, 600 MWe à Xiapu, pensé comme démonstrateur grandeur nature.
Le CFR-600 n’est pas la destination finale, mais l’étape qui crédibilise toute la chaîne : conception, combustible, composants lourds et, surtout, retours d’expérience. C’est la phase où l’on apprend en construisant, pas en empilant des études.
Le cap industriel : CFR-1000 et l’ambition d’un cycle fermé
La bascule se joue avec le CFR-1000. Son design a été finalisé en juillet 2025 et la Chine le présente comme son premier réacteur industriel de la filière, pensé pour délivrer plus de 1 000 MWe, soit l’équivalent d’une grande tranche nucléaire.
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Objectif affiché : lancer une série commerciale après 2030 et l’adosser à un retraitement du combustible. Autrement dit, sortir d’une logique de prototypes pour entrer dans celle d’un parc qui produit, recycle et alimente le réseau à grande échelle.
Sûreté : un cœur qui se refroidit sans électricité
L’un des traumatismes de l’industrie reste Fukushima : quand les pompes s’arrêtent, le cœur n’est plus refroidi. La Chine a communiqué en 2025 sur un refroidissement passif testé par le CIAE. Grâce à la circulation naturelle du sodium liquide, la chaleur s’évacuerait sans pompe et sans générateur, par simple convection.
Le test a été réalisé sur un banc d’essai simulant une coupure totale d’alimentation. L’idée n’est pas de promettre l’impossible, mais d’ajouter des marges de sûreté intrinsèques là où, hier, tout dépendait de systèmes actifs. Pour une opinion publique souvent rétive, la promesse d’un cœur qui “ne fond pas” a un poids symbolique fort.
Une alliance qui compte : coopération technique avec la Russie
En coulisses, la Russie joue un rôle constant. Depuis les années 2000, elle fournit le combustible qui alimente les prototypes chinois, via l’usine d’Elektrostal, et a contribué à la conception du CEFR par OKBM Afrikantov. Le contrat de 2018 pour le CFR-600 inclut aussi des générateurs de vapeur signés ZiO-Podolsk et la mise en place d’un atelier dédié aux assemblages MOx.
En 2023, une coopération de long terme a été officialisée autour de la filière rapide. À la clé, une continuité industrielle et un partage d’expériences qui accélèrent la maturité des projets.
Pékin voit grand : l’épine dorsale nucléaire de 2050
Le cap est assumé : faire des rapides au sodium la colonne vertébrale du parc nucléaire chinois à l’horizon 2050. Quand on sait que le monde dispose de millions de tonnes d’uranium appauvri, l’équation énergétique change d’échelle : produire pendant des siècles sans extraire de nouveau minerai devient un horizon accessible.
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Ce récit n’est pas qu’une affaire d’ingénieurs. C’est une vision de souveraineté énergétique, où la maîtrise de la boucle fermée pèse autant que le nombre de réacteurs installés. Et sur ce terrain, Pékin avance.
La parenthèse française : ASTRID, le projet qui s’est endormi
La France n’a pas découvert le sujet en lisant la presse chinoise. Elle a longtemps été précurseur avec Rapsodie, Phénix puis Superphénix. En 2010, le CEA lance ASTRID : 600 MWe, refroidissement au sodium, recyclage du plutonium, valorisation de l’uranium 238, et même incinération des actinides mineurs pour réduire les déchets à vie longue.
Tout était prêt pour basculer en démonstration : un site pressenti à Marcoule, un atelier combustible à La Hague, des partenariats avec le Japon à Tsuruga, des industriels comme Bouygues, EDF, Areva, Rolls-Royce ou Alstom mobilisés. Jusqu’à 500 personnes ont travaillé sur le projet, pour plus de 700 millions d’euros déjà engagés.
2019, le coup d’arrêt… puis un réveil timide en 2025
En 2019, l’État tranche : trop cher, pas prioritaire, suspension. Le CEA propose de réduire la voilure à un démonstrateur de 100 MWe. Refus. ASTRID retourne en cartons avec l’idée d’un rendez-vous dans la seconde moitié du siècle. Pendant que d’autres montent en cadence, la France temporise.
Il faut mars 2025 et un réveil stratégique au Conseil de politique nucléaire pour reparler franchement de la filière. On évoque un démonstrateur à partir de 2038, une mise en service entre 2045 et 2050, et une industrialisation seulement après 2060. Autrement dit, quand la Chine aura déjà bouclé plusieurs itérations.
Un parti pris assumé : pourquoi il ne faut pas rater ce train
On peut discuter des coûts, des priorités et du calendrier. Reste une conviction, légère mais assumée : le nucléaire reste un atout décisif pour un pays qui veut de l’électricité décarbonée et pilotable. Les rapides au sodium, avec leur cycle fermé, proposent une sobriété matière et une gestion des déchets qui collent au réel plutôt qu’à l’incantation.
La réserve budgétaire française se comprend, mais l’hésitation prolongée dégrade la compétence collective, fragilise la chaîne industrielle et laisse à d’autres le soin d’écrire la suite. En clair, à force de prudence, on prend du retard. Et en énergie, le retard se paye cher.
Ce que ça change vraiment
Si Pékin tient son cap, le CFR-600 offrira le retour d’expérience qui manque tant à l’Europe. Surtout, le CFR-1000, dont le design a été acté en juillet 2025, ouvre la porte à une première centrale industrielle au sodium après 2030, adossée à un cycle fermé. Ce schéma, la France l’avait imaginé et pré-ingéniéré avec ASTRID. Elle a même failli être la première à le concrétiser.
La vérité, la voilà : au moment où Paris relance prudemment un démonstrateur pour 2045–2050, la Chine a déjà deux générations en marche, des tests de refroidissement passif validés sur banc d’essai et un calendrier industriel. À la fin, c’est bien la Chine qui est en train de construire le premier réacteur nucléaire rapide refroidi au sodium de niveau industriel, tandis que la France, pionnière sur le papier, regarde passer le train.