« On nourrit nos enfants avec ça » : des requins en danger d’extinction servis à la cantine
Pendant des années, tout le monde a cru commander un simple « cação ». Un poisson banal, pratique, sans arêtes apparentes. Sauf que derrière ce nom fourre-tout se cachait parfois l’ange de mer. Un requin discret et menacé d’extinction qui a fini jusque dans l’assiette d’enfants au Brésil.
Une enquête fouillée met au jour un système nourri par des importations légales. Des pêches illégales et un étiquetage trompeur qui brouille les pistes.
Un prédateur plat qui disparaît dans l’indifférence
Camouflé dans les fonds sableux, l’ange de mer attend sa proie. Aplati comme une raie mais appartenant bien à la famille des requins. Au large du sud du Brésil, d’Uruguay et d’Argentine, on croise surtout trois espèces, dont l’ange de mer angulaire (Squatina guggenheim). Et l’ange de mer argentin (Squatina argentina). Les évaluations internationales les classent entre en danger et en danger critique, après des décennies de captures et de déclin.
Ce recul a une cause simple : les prises accidentelles. Au chalut ou au filet maillant posé sur le fond. Ces techniques ratissent les zones où ces requins se reposent et les capturent massivement. Peu mobiles, à croissance lente, ils n’ont pas le temps de reconstituer leurs populations. Les experts de l’UICN rappellent d’ailleurs qu’une bonne partie des espèces d’anges de mer est désormais menacée à l’échelle mondiale.
Le masque du « cação » : un nom qui trompe tout le monde
Au Brésil, un mot absorbe tout : « cação ». Il désigne de manière générique les requins et les raies vendus en filets. Cette étiquette parapluie empêche le consommateur de savoir quelle espèce il achète et rend le contrôle quasiment impossible. Plusieurs travaux scientifiques ont documenté ce flou. Montrant que des espèces vulnérables ou menacées entrent ainsi sur le marché, parfois à l’insu de tous.
L’outil qui a levé le doute, c’est l’analyse ADN. Sur des échantillons vendus comme « cação », les chercheurs ont identifié une mosaïque d’espèces. Y compris des requins soumis à des statuts de protection élevés. Autrement dit, un même filet pouvait masquer une réalité bien plus sensible que ne le suggérait la simple mention « poisson ».
Un circuit gris entre importations et captures locales
Sur le papier, le Brésil interdit la capture et la commercialisation des espèces menacées dans ses eaux. Dans les faits, une exception autorise l’entrée de produits importés issus de ces mêmes espèces. Ce « trou de la raquette » a été dénoncé par l’agence fédérale de l’environnement IBAMA. Qui a demandé au ministère compétent de fermer l’exemption pour les espèces protégées.
Résultat : deux canaux s’alimentent l’un l’autre. D’un côté, des importations en provenance notamment d’Argentine ou d’Uruguay, où certaines pêcheries opèrent encore sous quotas. De l’autre, des captures locales discrètes, parfois illégales. Que des réseaux font passer pour des lots importés grâce à des factures et documents qui blanchissent la marchandise. Des opérations récentes au sud du pays ont ainsi démantelé un atelier clandestin où des anges de mer et d’autres espèces protégées étaient découpés et écoulés avec des papiers d’importation.
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Dans ce maquis administratif, l’intitulé « peixe anjo » ou « cação-anjo » brouille davantage encore les repères. L’appellation est officielle dans certains référentiels, mais elle n’alerte pas forcément les acheteurs publics sur la vraie nature de l’espèce. Des nutritionnistes municipaux ont reconnu n’avoir compris que tardivement qu’ils achetaient en réalité de l’ange de mer.
Comment ces filets arrivent jusqu’aux enfants
Le Brésil possède un Programme national d’alimentation scolaire gigantesque, qui nourrit des millions d’élèves. Dans les appels d’offres, la mention « cação » apparaît souvent sans préciser l’espèce. Problème : la chair de requin accumule des métaux lourds comme le mercure ou l’arsenic, substances jugées risquées pour les populations sensibles, en particulier les enfants. Les autorités sanitaires américaines recommandent d’ailleurs aux femmes enceintes et aux jeunes enfants d’éviter le requin. Au Brésil, une note officielle a, au contraire, encouragé son usage pour les plus jeunes en raison de l’absence d’arêtes. Le fossé est saisissant.
Sur le terrain, des municipalités ont justifié l’achat de « peixe anjo » au motif que sa chair était « sans danger d’étouffement », adaptée aux enfants et aux personnes âgées. Certaines ont assuré, après avoir été contactées par les journalistes, qu’elles retireraient désormais ce poisson de leurs menus. D’autres ont expliqué que les marchés avaient été lancés, mais que les livraisons n’avaient pas forcément suivi.
Ce que dit la science et ce que répond l’industrie
Les études sur les niveaux de métaux lourds dans la viande de requin s’accumulent, même si les anges de mer eux-mêmes restent peu testés. Les biologistes soulignent que ces animaux, embusqués dans le sédiment, sont exposés à des polluants qui s’y concentrent. À l’inverse, des représentants de l’industrie ont publié des déclarations minimisant ces risques et affirmant que le « cação » vendu au Brésil ne présentait aucun danger. Le désaccord est net, et il éclaire un vide : faute de traçabilité précise, personne ne sait vraiment quelle espèce est servie au quotidien.
Dans ce contexte, les ONG et les spécialistes de la conservation poussent à des mesures simples : étiquetage clair, interdiction des importations pour les espèces protégées, renforcement des contrôles sur les marchés publics et les chaînes d’approvisionnement. L’objectif est double : protéger les populations d’anges de mer déjà exsangues et sécuriser l’alimentation des plus jeunes.
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Un aveuglement administratif entretenu par les mots
Tout part d’un mot. « Cação » neutralise l’inquiétude des consommateurs, rassure les acheteurs publics pressés et couvre des réalités très différentes. Dans les documents administratifs, on peut même trouver un regroupement de produits sous un code générique « anjo » qui n’indique pas explicitement qu’il s’agit d’un requin menacé. Dans les poissonneries et sur les réseaux sociaux, des annonces de « peixe anjo » circulent librement, preuve que la demande existe et que le flou sémantique l’entretient.
Les enquêtes de ces derniers mois ont fait bouger des lignes. Après interpellation, la capitale Porto Alegre et l’État du Rio Grande do Sul ont indiqué qu’ils supprimeraient l’ange de mer de leurs achats et instruiraient leurs services pour éviter toute nouvelle commande. Reste une évidence : tant que l’importation restera permise, les filières auront un moyen d’alimenter la demande publique en restant dans la zone grise.
Le poids des habitudes, la force des chiffres
Ce qui a rendu cette histoire possible, c’est la force des habitudes. Dans les cuisines collectives, la chair blanche, ferme et sans arêtes a des atouts. Dans les bureaux, un libellé générique facilite la procédure. Sur les quais, des lots venus d’ailleurs passent sans éveiller les soupçons. Pendant longtemps, toutes ces pièces se sont emboîtées sans que personne ne se demande vraiment quel poisson était servi aux enfants.
Puis les contrôles se sont intensifiés, des saisies ont eu lieu, des nutritionnistes ont posé des questions. Les enquêteurs ont remonté la chaîne, ciblé des fournisseurs, analysé des documents et comparé des factures. C’est là que la mécanique a déraillé. Les policiers ont découvert des ateliers où des requins protégés étaient débités et écoulés localement. Les services de l’environnement ont confirmé l’ampleur d’un réseau qui ne repose pas sur un seul acteur mais sur une constellation de petits maillons.
Et la cantine dans tout ça ?
Revenons à la cantine. Derrière un menu banal, des appels d’offres ont circulé dans plusieurs villes. Officiellement, il ne s’agissait que d’approvisionner des cuisines collectives avec du « cação ». Officieusement, la brèche a permis d’y faire entrer des espèces protégées sans que personne ne s’en rende compte. Des marchés ont été publiés, des lots attribués, et des filets ont pris la route pour des écoles, des crèches, des hôpitaux.
Dans certaines municipalités, des responsables assurent que les livraisons n’ont finalement pas été effectuées. D’autres certifient qu’ils n’achèteront plus d’ange de mer. Mais l’échelle du phénomène dépasse de loin un incident isolé : les données rassemblées par les journalistes décrivent une vague silencieuse qui a touché un grand nombre d’établissements publics.
C’est écrit noir sur blanc : entre 2015 et 2025, les autorités ont publié 52 appels d’offres visant spécifiquement du « peixe anjo », pour un volume cumulé de plus de 211 tonnes, l’équivalent d’une dizaine de conteneurs, essentiellement dans l’État du Rio Grande do Sul.
La capitale Porto Alegre concentrait à elle seule 83,2 tonnes et Gravataí 59,5 tonnes sur ses marchés, avant de promettre de retirer l’ange de mer des menus. Voilà comment un requin menacé a pu, sous le nom rassurant de « cação », se glisser jusque dans les assiettes des cantines.