Icône menu hamburger Icône loupe de recherche
  1. TDN >
  2. Actualité

Relevés téléphoniques, vols, comptes bancaires : comment le Sénat veut permettre à France Travail de surveiller les chômeurs

Publié par Killian Ravon le 14 Nov 2025 à 22:30

Le Sénat a adopté, jeudi 13 novembre, un arsenal très intrusif présenté comme une réponse à la fraude sociale. Au cœur du dispositif, une mesure explosive. Permettre à France Travail d’accéder aux relevés téléphoniques. Et aux fichiers des compagnies aériennes pour vérifier la résidence des allocataires.

La suite après cette publicité
Intérieur d’une agence pour l’emploi, des demandeurs assis en attente tandis qu’un conseiller les observe via des écrans au symbole d’œil.
Dans les agences pour l’emploi, la frontière entre accompagnement et surveillance se brouille.

Une réforme justifiée au nom du contrôle. Mais qui soulève de lourdes questions sur la vie privée, les libertés individuelles. Et le risque de dérives contre les plus précaires.

La vidéo du jour à ne pas manquer

La suite après cette publicité

France Travail bientôt autorisé à vérifier où vivent les chômeurs

Dans le cadre du projet de loi gouvernemental contre les fraudes sociales et fiscales. Les sénateurs ont ciblé en priorité les bénéficiaires des allocations chômage. Les salariés et les assurés sociaux. Parmi les articles les plus sensibles. Un amendement introduit au Sénat donne à France Travail de nouveaux moyens d’enquête pour vérifier la résidence effective des demandeurs d’emploi.

Concrètement, l’opérateur public pourrait consulter les relevés téléphoniques des allocataires. Mais aussi interroger le fichier des compagnies aériennes afin de retracer leurs déplacements. Si plusieurs indices « sérieux » de manœuvres frauduleuses sont relevés. L’organisme aurait la possibilité de prononcer une suspension conservatoire de toutes les allocations.

La suite après cette publicité

Aux yeux des auteurs de la mesure. Il s’agit de s’attaquer à ce qu’ils présentent comme le premier motif de fraude détecté par France Travail. Selon la sénatrice LR Frédérique Puissat, ce type de fraude représenterait, pour l’opérateur, 136 millions d’euros en 2024. Elle assume pleinement cette stratégie de durcissement et revendique simplement répondre à une demande de France Travail. « On lui donne des outils pour pouvoir contrôler ».

Mais derrière ce discours d’efficacité, un enjeu se glisse discrètement. Faire basculer le contrôle des chômeurs dans une logique de suspicion permanente. Où chaque déplacement à l’étranger. Ou chaque usage du téléphone pourrait devenir un indice à charge.

Vue large de l’hémicycle du Sénat français presque vide, montrant les bancs rouges et l’estrade centrale où se votent les lois sur les allocations et la fraude.
L’hémicycle du Sénat, où se décide le durcissement de la lutte contre la fraude sociale.
Crédit : Jacques Abada / Wikimedia Commons (CC BY-SA).
La suite après cette publicité

Une mesure jugée liberticide par la gauche

Face à cet amendement, les critiques se sont immédiatement multipliées sur les bancs de la gauche sénatoriale. Pour l’opposition, il ne s’agit plus seulement de contrôle. Mais bien d’un saut dans une nouvelle ère de surveillance généralisée des chômeurs.

Le sénateur socialiste Jean-Luc Fichet a dénoncé une ligne rouge franchie. Estimant que les demandeurs d’emploi sont désormais traités comme des fraudeurs potentiels. L’écologiste Raymonde Poncet Monge, elle, alerte sur un « précédent dangereux » pour les libertés individuelles. Ce que plusieurs élus redoutent. C’est qu’un dispositif créé pour lutter contre quelques fraudeurs serve, à terme, à passer au crible la vie quotidienne de centaines de milliers de personnes.

La suite après cette publicité

Le gouvernement lui-même ne s’est pas totalement montré à l’aise. Le ministre du Travail, Jean-Pierre Farandou, s’en est remis à la « sagesse » du Sénat tout en s’interrogeant sur la licéité d’un tel accès à des données personnelles aussi sensibles. Même dans la majorité. L’idée de confier à un opérateur public de l’emploi des quasi-prérogatives de police ne va donc pas de soi.

À lire aussi

Ce qui frappe, dans ce débat, c’est la façon dont la frontière entre contrôle administratif et surveillance technologique se brouille. On ne parle plus seulement de vérifier un justificatif de domicile. Mais bien d’exploiter des traces numériques pour reconstruire, presque en temps réel, les déplacements d’un allocataire.

Façade vitrée d’une agence pour l’emploi, avec entrée principale et logo visible, illustrant les lieux où les chômeurs doivent se rendre pour leurs démarches.
Devanture d’une agence pour l’emploi, symbole des contrôles renforcés sur les demandeurs d’emploi.
Crédit : andreas160578 / Pixabay
La suite après cette publicité

Les risques concrets pour la vie privée des allocataires

Sur le papier, la mesure vise une obligation déjà existante : pour toucher les allocations chômage, il faut résider en France. Mais pour beaucoup de juristes et de défenseurs des droits, le remède envisagé menace de faire plus de dégâts que le mal qu’il prétend combattre.

D’abord, l’accès aux relevés d’appels et aux données de vols ouvre la porte à un suivi extrêmement fin de la vie quotidienne. Un numéro appelé régulièrement, un voyage à l’étranger, un séjour prolongé hors du territoire : autant d’éléments qui pourraient être interprétés comme des « indices sérieux » de fraude, alors qu’ils peuvent relever d’une simple visite familiale ou d’une situation personnelle complexe.

La suite après cette publicité

Ensuite, la possibilité de suspendre les allocations à titre conservatoire place les demandeurs d’emploi dans une situation de grande fragilité. Une personne dont les droits seraient coupés sur la base de soupçons devra prouver ensuite sa bonne foi pour espérer récupérer ses revenus. Pour des foyers qui vivent déjà au jour le jour, l’impact peut être brutal, avec le risque de basculer en quelques semaines dans l’endettement ou la pauvreté.

Des risques importants

Un autre danger réside dans la tentation d’étendre ces outils au-delà de la fraude sociale à proprement parler. Une fois qu’un opérateur sait qu’il peut accéder à des données aussi sensibles, la pression peut monter pour les utiliser dans d’autres contextes : suivi des recherches d’emploi, contrôle de la disponibilité, voire évaluation des « efforts » fournis par les chômeurs. C’est toute la philosophie du contrôle qui pourrait se déplacer vers une logique de traçage permanent.

La suite après cette publicité

Enfin, il y a un risque de banalisation. Aujourd’hui, les relevés téléphoniques et les fichiers de transport sont envisagés pour les chômeurs. Demain, certains pourraient plaider pour appliquer les mêmes méthodes à d’autres publics précaires : bénéficiaires du RSA, de prestations familiales ou de remboursements maladie. Beaucoup craignent que ce qui est présenté comme une exception ciblée devienne à terme la norme de la gestion sociale.

Façade d’un Jobcentre Plus en ville, avec enseigne verte bien visible, représentant un service public chargé du suivi des chômeurs.
Un centre pour l’emploi, illustration des services publics chargés de contrôler la recherche d’emploi.
Crédit : Cmglee / Wikimedia Commons (CC BY-SA).

Un amendement au centre d’un arsenal beaucoup plus large

La suite après cette publicité

L’amendement sur les relevés téléphoniques et les fichiers des compagnies aériennes ne vient pas seul. Il s’inscrit dans un texte global où les mesures restrictives s’enchaînent, toutes orientées vers un durcissement de la lutte contre la fraude aux allocations chômage et, plus largement, contre les bénéficiaires de prestations sociales.

Les sénateurs ont ainsi adopté un article qui conditionne désormais le versement de l’indemnisation chômage à la domiciliation des comptes bancaires en France ou dans l’Union européenne. Pour la droite sénatoriale, cette exigence est une simple mesure de « bon sens », puisqu’elle faciliterait le recouvrement forcé en cas de trop-perçu. Mais, pour les allocataires vivant à l’étranger ou disposant de comptes dans des pays hors UE, cela pourrait signifier une exclusion pure et simple du système.

Autre volet de cet arsenal, les détenteurs d’un compte personnel de formation devront désormais se présenter obligatoirement aux épreuves de certification, sauf « motif légitime ». Dans le cas contraire, leur formation ne sera plus prise en charge par le CPF. Officiellement, il s’agit de responsabiliser les bénéficiaires. Dans les faits, certains redoutent une nouvelle couche de contraintes pour des salariés ou chômeurs déjà fragilisés, à qui l’on reprochera la moindre absence ou le moindre imprévu.

À lire aussi

La suite après cette publicité

Vers plus de sanctions

Le texte adopté par le Sénat prévoit également la possibilité de suspendre temporairement le tiers payant pour les assurés sociaux condamnés pour fraude et d’interrompre le versement d’une prestation sociale en cas de « doute sérieux de manœuvre frauduleuse ». Là encore, le gouvernement s’est opposé à cette dernière mesure, la jugeant excessive.

En parallèle, le volet consacré au travail dissimulé renforce les sanctions. Il prévoit, entre autres, une majoration du taux de CSG sur les revenus issus d’activités illicites et la création d’un mécanisme de « flagrance sociale » permettant de saisir à titre conservatoire les actifs de sociétés suspectées de travail au noir. Autant d’outils qui montrent que ce projet de loi ne se contente pas d’ajuster quelques règles, mais cherche à reconfigurer en profondeur la manière dont l’État surveille et sanctionne.

La suite après cette publicité
Bâtiment de coin de rue abritant un ancien Job Centre, montrant comment les structures d’accompagnement des chômeurs évoluent et ferment parfois.
Ancien centre pour l’emploi, rappel de la fragilité des services d’accompagnement des demandeurs d’emploi.
Crédit : Geograph / Wikimedia Commons (CC BY-SA).

Quand la lutte contre la fraude fait basculer l’équilibre des libertés

Au cœur de ce débat, une question traverse tout le texte : jusqu’où peut-on aller, au nom de la lutte contre la fraude, sans remettre en cause l’équilibre entre protection sociale et libertés individuelles ?

La suite après cette publicité

Les défenseurs du projet mettent en avant un objectif affiché de 2,3 milliards d’euros récupérés dès 2026. Mais, si l’on regarde les chiffres rappelés dans le rapport, la fraude sociale représentait entre 9,6 et 11,7 milliards d’euros en 2021, quand la fraude fiscale est estimée entre 80 et 100 milliards d’euros, soit environ dix fois plus. Malgré ce déséquilibre, c’est bien sur les bénéficiaires des aides sociales que se concentrent les dispositifs les plus intrusifs.

Ce décalage alimente la critique d’une politique qui s’acharne d’abord sur les plus précaires. Alors que les grandes fortunes et les grandes entreprises sont principalement concernées par la fraude fiscale, ce sont les chômeurs, les allocataires du RSA ou les assurés sociaux que l’on menace de suspension, de sur-contrôle ou de croisement de fichiers. Beaucoup y voient une manière de rassurer l’opinion en montrant que l’on « tape » sur les fraudeurs, tout en évitant de s’attaquer aux montages complexes de l’optimisation fiscale.

Des problématiques importantes

La suite après cette publicité

Mais saviez-vous que ce type de logique peut aussi fragiliser la confiance dans l’ensemble du système social ? Quand les bénéficiaires ont le sentiment d’être surveillés comme des suspects, ils hésitent davantage à faire valoir leurs droits, à déclarer un changement de situation ou à demander une aide. À long terme, ce climat peut même encourager une forme de retrait silencieux, où les plus vulnérables renoncent à des prestations auxquelles ils ont pourtant droit.

C’est aussi pour cela que les risques de dérives inquiètent autant. Une fois les outils votés, leur usage concret dépendra en grande partie de la manière dont France Travail et les autres organismes sociaux les appliqueront sur le terrain. Une consigne plus dure, un changement de doctrine, une pression politique accentuée, et ce qui était présenté comme un simple moyen de « vérifier quelques cas douteux » peut devenir un système de tri permanent des bons et des mauvais pauvres.

Façade d’une agence pour l’emploi, avec logo rouge et inscription « Agentur für Arbeit » au-dessus de plusieurs fenêtres.
« Une agence pour l’emploi, symbole très concret des politiques de contrôle des chômeurs. »
Crédit : succo / Pixabay
La suite après cette publicité

Une bataille symbolique : la fraude sociale plutôt que la fraude fiscale

Le vote final du projet de loi est attendu mardi, avant une transmission du texte à l’Assemblée nationale. Le gouvernement espère afficher un bilan chiffré, avec plusieurs milliards d’euros récupérés. Mais, au-delà des chiffres, l’enjeu est aussi symbolique.

La suite après cette publicité

En mettant au centre du débat la fraude sociale et en outillant France Travail pour croiser données téléphoniques, fichiers de vols, comptes bancaires et informations de formation, le Sénat contribue à installer l’idée que la priorité, pour les finances publiques, serait de surveiller en détail les plus modestes. Dans le même temps, les montants bien plus élevés de fraude fiscale, celle qui concerne les plus riches et les grandes entreprises, sont rappelés, mais sans susciter un arsenal de surveillance d’ampleur comparable.

Cette asymétrie interroge. Elle nourrit l’impression que la lutte contre la fraude sert aussi de levier politique pour stigmatiser une partie de la population, celle qui dépend des aides pour vivre, alors même que les ordres de grandeur ne jouent pas en sa défaveur.

En filigrane, une question reste en suspens, qui sonne comme la véritable révélation de ce texte : dans cette bataille contre la fraude, ce ne sont pas tant les montants qui semblent guider les choix du législateur, que le profil social de ceux que l’on choisit de surveiller en priorité.

La suite après cette publicité

Rejoignez nos 875 726 abonnés en recevant notre newsletter gratuite

N'oubliez pas de cliquer sur l'email de validation pour confirmer votre adresse email. Si vous ne l'avez pas recu vérifiez dans vos spams.

Laissez un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *