Orques vs grands requins blancs : des images rarissimes montrent une méthode d’une précision glaciale
En novembre, une étude publiée dans « Frontiers in Marine Science » détaille deux scènes rarissimes filmées dans le golfe de Californie : des orques s’attaquent à de grands requins blancs… pour leur prélever uniquement le foie. Les biologistes à l’origine de l’analyse, dont Erick Higuera-Rivas, décrivent une prédation chirurgicale qui bouscule nos certitudes sur la hiérarchie des océans.
Ces attaques, documentées en 2020 et 2022 puis commentées auprès de NBC News, révèlent une technique coordonnée : les orques retournent leurs proies pour les plonger dans une immobilité tonique, ouvrent l’abdomen et se partagent l’organe le plus énergétique. Une scène sidérante, que la chercheuse Francesca Pancaldi qualifie d’exemple frappant d’« étourdissement » chez le requin.
Crédit : Yathin S Krishnappa – CC BY-SA 3.0
Une chasse millimétrée… pour un seul organe
Dans les deux vidéos analysées, un petit groupe d’orques cible de jeunes grands requins blancs. Le déroulé se répète, presque pédagogique. D’abord, une approche groupée : les cétacés se placent autour du squale, le forcent à se retourner et à entrer dans cet état d’immobilité tonique où le corps se fige. « Il ne fait absolument rien », résume Francesca Pancaldi.
Ensuite, la phase la plus dérangeante par sa froideur : l’ouverture du ventre. Les orques ne consomment pas la carcasse entière ; elles extraient le foie, un organe rosé, volumineux et extrêmement riche en graisses. Chez le grand requin blanc, il peut représenter près d’un quart de l’organisme : un « super-carburant ». Une fois le foie partagé, le reste de l’animal sombre vers le fond.
Détail intriguant relevé par les chercheurs : pendant la chasse, un lion de mer s’approche, probablement attiré par l’odeur d’une proie facile. Les orques réagissent en expirant des bulles, comme pour poser une limite. Un geste simple, mais qui dit beaucoup de leur intelligence sociale et de leur contrôle de la scène.
Crédit : Kevin Stanley – CC BY-SA 3.0
Des images rarissimes… mais un savoir-faire ancien
Jusqu’ici, une seule observation robuste de prédation d’orques sur des grands requins blancs avait été documentée en Afrique du Sud. Là aussi, la technique de retournement était utilisée.
Pour Alison Towner, biologiste à l’université Rhodes, qui étudie ces interactions dans la région sud-africaine, la comparaison est éclairante : « la technique de manipulation diffère légèrement, ce qui indique un apprentissage spécifique au groupe ». Autrement dit, il n’y a pas « une » manière d’attaquer un grand blanc, mais des traditions de chasse qui se transmettent au sein de clans d’orques.
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C’est ce point qui fascine autant qu’il inquiète : les chercheurs estiment que ces attaques ont lieu « depuis des siècles », simplement peu observées car elles surviennent vite, loin des côtes, et impliquent des prédateurs discrets. Les grands blancs, eux, semblent « alertés » par la présence d’orques : lorsqu’elles rôdent, les squales s’éclipsent. Mais pas toujours à temps, comme le montrent les deux scènes étudiées dans le golfe de Californie.
Crédit : Intothewoods29 – CC BY-SA 3.0
Le foie, le jackpot énergétique des prédateurs
Pourquoi ce foie attire-t-il autant ? Parce que c’est un trésor énergétique. Chez les requins, il sert de réserve de lipides et de flottabilité ; il concentre ce que le prédateur cherche en priorité : des graisses et des nutriments. Plutôt que de s’épuiser à consommer des tissus plus pauvres, les orques optimisent.
C’est une stratégie de rendement : on prend la pièce la plus rentable, on laisse le reste. De la précision presque industrielle, qui rappelle d’autres comportements opportunistes observés chez ces cétacés.
Mais saviez-vous que ce « choix du foie » a aussi une conséquence écologique ? La carcasse, allégée de son organe, coule. Elle nourrit alors la faune du fond, du nécrophage au micro-organisme, dans un cycle où rien ne se perd. Un banquet invisible se déroule après la scène spectaculaire.
Crédit : Bernard Dupont – CC BY-SA 2.0
Un sommet qui bascule : quand le « roi » devient proie
« Nous considérons tellement que les requins blancs sont au sommet de la chaîne alimentaire que c’est toujours surprenant de se rappeler qu’ils sont aussi des proies », reconnaissent les scientifiques. L’aveu du co-auteur Erick Higuera-Rivas est limpide : « Je n’y croyais pas. » Voir un « apex predator » se faire déborder par un super-prédateur social est une expérience cognitive forte. Elle rappelle que dans l’océan, la hiérarchie n’est pas figée ; elle est contextuelle, mouvante, dictée par la coopération et la stratégie.
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Ici, l’avantage des orques est collectif : on partage l’information, on apprend la manœuvre, on synchronise l’attaque. Ce « logiciel social » rend leur prédation évolutive : un groupe peut inventer une méthode, un autre la réviser, un troisième l’abandonner selon l’environnement. C’est précisément ce que souligne Alison Towner : ces méthodes diffèrent légèrement d’une population à l’autre, signe d’une culture de chasse.
Crédit : Bernard Dupont – CC BY-SA 2.0
Deux vidéos, une onde de choc scientifique
Les scènes ont été filmées en 2020 et 2022 dans le golfe de Californie, au Mexique, puis publiées et analysées dans « Frontiers in Marine Science » début novembre. Elles avaient d’abord circulé auprès de NBC News, où Erick Higuera-Rivas a détaillé le retournement des squales et l’extraction ciblée du foie.
Les images, exceptionnelles, changent l’échelle de nos certitudes : oui, les orques dominent parfois les grands blancs. Oui, la méthode est réplicable. Et non, la mer n’est pas un plateau où un seul règne sans partage.
Ce détail que peu de gens connaissent : l’« étourdissement » par retournement n’est pas une magie obscure. C’est une réponse physiologique chez plusieurs requins : la tonicité s’effondre, le corps se fige, la lutte cesse. Les orques exploitent cette fenêtre. Rien d’acharné : juste une compréhension fine du corps de l’adversaire.
Ce que ces scènes ne disent pas
Ces vidéos ne racontent pas tout : elles ne quantifient ni la fréquence de ces attaques, ni leur impact sur des populations régionales de grands blancs. Elles ne permettent pas non plus de conclure à un déplacement massif des requins, même si des fuites locales ont déjà été constatées ailleurs lorsque des orques séjournent.
En revanche, elles suffisent à montrer trois choses :
- La sélectivité alimentaire peut être extrême quand le gain énergétique est évident (ici, le foie).
- La coopération sociale donne un avantage décisif sur un prédateur solitaire.
- Les comportements de prédation ont une dimension culturelle : on apprend, on transmet, on adapte.
De quoi nourrir, au-delà de l’émotion, une réflexion sur la plasticité des stratégies animales. Et rappeler que la science progresse parfois grâce à de rares témoins, captés au bon endroit, au bon moment.