Lentilles bio : produites 2 €/kg en France mais vendues 1 € à l’import, voici pourquoi 100 tonnes restent invendues
À Laure-Minervois, dans l’Aude, une petite coopérative voit ses silos se remplir de lentilles bio… sans trouver preneur. Derrière cette situation, ce sont les choix d’achats publics, les accords de libre-échange et la place de l’agriculture locale qui se jouent discrètement.
Et la question qui fâche reste la même : que met-on vraiment dans nos assiettes quand on regarde d’abord le prix ?
Crédit : Adrien BENOIT à la GUILLAUME / Wikimedia Commons
Dans l’Aude, des lentilles bio qui ne trouvent plus preneur
À Laure-Minervois, la coopérative Graines Équitables a longtemps symbolisé le pari d’une agriculture plus vertueuse. Autour d’elle, des producteurs audois se sont lancés dans les lentilles bio, avec des pratiques encadrées et des rendements parfois moins généreux, mais plus respectueux des sols. Pendant un temps, le modèle tenait, porté par la montée en puissance des légumineuses dans les foyers français.
Depuis quelques mois pourtant, la dynamique s’est brutalement grippée. Les récoltes sont là, triées, ensachées, prêtes à être expédiées, mais les commandes ne suivent plus. Les lentilles s’accumulent au fond des cellules de stockage, immobilisant du travail, du temps et de la trésorerie. Derrière les chiffres, ce sont des années d’efforts pour faire vivre une filière légumineuses locale qui se retrouvent suspendues à des carnets de commandes désespérément vides.
Dans les discussions entre agriculteurs, une inquiétude revient sans cesse : si la situation perdure, certains pourraient tout simplement abandonner cette culture dès 2026. La lentille, pourtant mise en avant comme solution d’avenir pour l’alimentation et les sols, risque alors de disparaître des rotations locales. Un paradoxe de plus dans une époque qui, sur le papier, ne jure que par le végétal, le bio et les circuits de proximité.
Une concurrence étrangère qui casse les prix
Pour le directeur de la coopérative, Yann Bertin, l’équation est limpide. Sans la pression constante des importations canadiennes, les stocks ne déborderaient pas. La France, rappelle-t-il, produit globalement des volumes de lentilles adaptés aux besoins du marché intérieur. Le problème ne vient donc pas d’une surproduction nationale, mais du fait que le marché se détourne du local pour aller chercher moins cher ailleurs.
Les lentilles venues de l’autre côté de l’Atlantique arrivent sur le territoire à des tarifs imbattables. Dans les marchés privés comme dans les marchés publics, ces produits à bas prix raflent une grande partie des contrats. Pour les acheteurs, la différence se voit tout de suite sur la facture. Pour les producteurs français, elle se ressent sur le revenu. Et pour les consommateurs, elle reste longtemps invisible, tant que personne ne leur explique ce qui se joue derrière l’étiquette.
Les producteurs locaux dénoncent aussi un autre déséquilibre : cette concurrence est, selon eux, souvent moins vertueuse sur le plan environnemental et parfois soutenue par des intrants qui ne seraient plus tolérés en Europe.
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Pendant que les agriculteurs français adaptent leurs pratiques à des normes strictes, leurs concurrents peuvent jouer avec d’autres règles. Mais saviez-vous que, malgré tout, la consommation de lentilles en France continue d’augmenter, laissant l’absurde impression d’un marché porteur… sans débouchés pour le territoire qui produit ?
Crédit : Pixabay
La loi EGalim, grande absente des assiettes collectives
Dans cette histoire, un texte revient comme un fantôme : la loi EGalim. Votée en 2018, elle devait transformer la restauration collective française. L’objectif fixé pour 2022 était clair : 50 % de produits durables ou sous signes de qualité dans les menus, dont au moins 20 % issus de l’agriculture biologique. Sur le papier, de quoi offrir un débouché solide aux producteurs engagés dans le bio et les circuits courts.
Sur le terrain, la réalité est tout autre. Les appels d’offres des collectivités mentionnent rarement l’origine des produits. La provenance des lentilles, par exemple, n’est souvent ni détaillée ni valorisée. Ce flou n’a rien d’anodin : il permet d’acheter en priorité ce qui coûte le moins cher, sans véritablement intégrer les enjeux environnementaux ou sociaux. Pour Yann Bertin, ce choix relève autant d’une facilité budgétaire que d’un arbitrage politique.
Résultat : selon une enquête de l’Association des maires de France, seule une minorité de communes respectant un service de restauration scolaire applique réellement la loi. La majorité reste loin des objectifs, alors même que les cantines pourraient absorber une part significative des productions locales.
Quand les collectivités choisissent des lentilles importées, ce ne sont pas seulement des lignes de budget qu’elles optimisent, mais aussi des emplois agricoles qu’elles fragilisent. Ce détail, que peu de parents connaissent, se retrouve pourtant dans l’assiette de leurs enfants chaque midi.
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Quand l’alimentation devient un enjeu de sécurité nationale
Derrière ce dossier qui semble très local se cache un débat bien plus large sur la souveraineté alimentaire. L’expert en résilience alimentaire et en sécurité nationale Stéphane Linou rappelle un chiffre vertigineux : dans les 100 premières aires urbaines françaises, 98 % de l’alimentation est importée. Autrement dit, la grande majorité de ce que mangent les habitants des grandes villes ne vient pas du territoire où ils vivent.
Pour ce spécialiste, la situation de Laure-Minervois illustre parfaitement les dérives d’un système qui mise tout sur la fluidité des échanges mondiaux. Les accords de libre-échange favorisent des produits venus de loin, parfois cultivés avec des pratiques jugées discutables, alors que des productions locales peinent à survivre. Il n’hésite pas à parler « d’idiots utiles de la mondialisation » pour désigner des pays qui laissent entrer ces produits sans condition stricte, au prix d’une fragilisation de leur propre sécurité alimentaire.
Ce que propose l’expert est simple, mais exigeant : mettre en place de véritables contrats d’approvisionnement entre les collectivités et les producteurs. Ces contrats offriraient une visibilité pluriannuelle aux agriculteurs, leur garantiraient un revenu plus stable et ancreraient durablement la production dans les territoires.
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Au-delà du soutien économique, il y voit un outil direct de consolidation de la souveraineté alimentaire, mais aussi un rempart discret contre certaines formes d’instabilité.
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Un projet pilote pour reconnecter champs et cantines
Face à ce mur, la coopérative Graines Équitables refuse de se résigner. Pour tenter de relancer la filière, elle s’appuie sur un projet pilote au nom bien particulier : FANTA’SCIC. Derrière ce jeu de mots se cache une ambition très concrète : réhabiliter des friches, remettre des terres en culture et relocaliser l’alimentation dans le département de l’Aude, en reconnectant producteurs, transformateurs et acheteurs publics.
Pour y parvenir, la coopérative ne travaille pas seule. Elle s’appuie sur l’association FILEG, qui structure la filière légumineuses à l’échelle de l’Occitanie. Son rôle est de cartographier les outils de tri, de stockage, d’accompagner les conseillers agricoles, mais aussi de faciliter la contractualisation avec les acheteurs. L’idée est de lever un à un les blocages logistiques qui empêchent la lentille locale d’atteindre les cuisines des établissements publics.
Ce projet FANTA’SCIC se veut un démonstrateur : prouver que, lorsqu’on organise la production, le stockage et la vente en circuits courts, les lentilles produites dans l’Aude peuvent réellement finir dans les assiettes locales, notamment celles des cantines scolaires.
Si l’expérience est concluante, elle pourrait inspirer d’autres territoires. Mais tout repose ur un point crucial : que les collectivités acceptent de s’engager, de regarder au-delà du prix d’achat immédiat et d’intégrer l’impact global de leurs choix.
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La révélation derrière les stocks qui débordent
Au bout de la chaîne, on en revient à l’image très concrète qui résume cette histoire. Dans les entrepôts de Laure-Minervois, plus de cent tonnes de lentilles bio françaises patientent, emballées et prêtes à partir, alors même que la consommation de lentilles augmente en France d’année en année. Ces volumes, si la loi EGalim était pleinement appliquée et si les collectivités privilégiaient réellement les offres de produits durables, auraient déjà trouvé leur place dans les cuisines du territoire.
La clé du blocage tient en quelques chiffres que les producteurs connaissent par cœur. À l’importation, la lentille canadienne arrive autour d’un euro le kilo, quand la lentille produite en France sort plutôt à deux euros. Cet écart de prix, en apparence anodin sur un ticket de caisse, suffit à faire pencher les décisions d’achat vers l’importé. Il suffit aussi à clouer sur place des tonnes de marchandise locale, pourtant conforme aux exigences européennes et souvent certifiée bio.
Pour Yann Bertin, la conclusion est rude : tant que les acheteurs, publics comme privés, continueront à privilégier mécaniquement le moins cher, des projets comme FANTA’SCIC devront se battre contre un système conçu pour les rendre invisibles.
Et, au fond des silos de Laure-Minervois, ces centaines de tonnes de lentilles empilées racontent la même histoire : celle d’une filière française prête à nourrir le pays, mais laissée de côté pour quelques centimes économisés par kilo.