« Nous frôlons la récession » : l’aveu qui fait vaciller le « miracle économique » russe
Dans les couloirs, les responsables d’entreprises publiques se plaignent d’un air faussement détaché : les carnets de commandes sont toujours alimentés par les contrats militaires, mais l’activité civile stagne. Le “miracle” de résilience régulièrement mis en avant par les agences officielles ne convainc plus que les médias d’État.
Hors micros, des cadres russes confient que la marge de manœuvre s’est rétrécie : les sanctions ne sont plus un orage passager, elles s’installent comme un hiver persistant.
Des taux d’intérêt historiquement élevés
Rien n’illustre mieux la crispation actuelle que la politique monétaire. Après avoir maintenu le principal taux directeur à 21 % — un sommet depuis l’effondrement du rouble en 1998 — la Banque de Russie s’est résolue, le 6 juin, à un modeste assouplissement à 20 %.
La décision a été saluée, sur la scène, par quelques applaudissements polis ; en coulisses, elle a surtout été jugée insuffisante. À ce niveau, emprunter pour moderniser une ligne de production ou lancer un nouveau service relève de la gageure. Les dirigeants de PME qui parviennent encore à lever des fonds racontent devoir accepter des maturités très courtes, des garanties toujours plus lourdes et des marges déjà rognées par l’inflation importée.
Certaines grandes entreprises, proches du pouvoir, obtiennent des crédits bonifiés dédiés à l’“effort spécial” — comprendre les commandes liées à la guerre. Les autres se tournent vers des circuits parallèles, plus coûteux, parfois installés à Dubaï ou à Erevan, histoire de contourner un système financier domestique qui ressemble de plus en plus à un robinet fermé à clé.
Inflation galopante et rouble sous pression
La monnaie russe a certes cessé de plonger au rythme effréné des premiers mois de conflit, mais elle continue de subir de fortes secousses dès qu’une nouvelle salve de sanctions vise, par exemple, un géant pétrolier ou un projet d’oléoduc. Les ménages, eux, voient les étiquettes changer presque chaque semaine : les produits importés, raréfiés, flambent ; les substituts locaux, souvent de moindre qualité, suivent la même trajectoire.
Officiellement, l’inflation annuelle se stabiliserait autour de 7 %, selon la Banque de Russie.
Une estimation que beaucoup d’économistes indépendants jugent optimiste. Dans les grandes villes, l’indice officieux du « panier du front » — lait, œufs, essence, sucre, et quelques produits de première nécessité — frôle 12 % sur douze mois. Cette déconnexion alimente un malaise latent : quand les chiffres officiels ne reflètent plus la réalité du caddie, la confiance s’effrite.
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Les entreprises sonnent l’alarme
Lors de leur passage à la tribune, plusieurs responsables de groupes métallurgiques et de la construction ont dépeint un climat anxiogène : recul des marges, pénuries de pièces détachées de haute technologie, et gel de projets non stratégiques. Dans un rare moment de franchise, Alexandre Vedyakhine, numéro 2 de Sberbank, a mis en garde contre un “risque de refroidissement excessif” : selon lui, un coût du crédit acceptable pour relancer les investissements se situerait plutôt entre 12 % et 14 %.
Les officiels applaudissent poliment, mais l’on sent bien que la priorité n’est pas à la relance industrielle classique. Les commandes militaires, très profitables pour les conglomérats liés au ministère de la Défense, étouffent la concurrence au détriment de la diversification. Cette économie de “mobilisation” nourrit un paradoxe : elle peut maintenir l’activité à court terme, tout en sabrant la modernisation de long terme.
Une dépendance accrue à l’effort de guerre
Depuis 2022, plus d’un quart des dépenses publiques glisserait — selon des chiffres compilés à partir de documents budgétaires partiels — vers la défense ou vers des secteurs directement connectés à l’appareil militaire. Les économistes non alignés rappellent qu’un rouble injecté dans la production d’obus ne crée ni innovation civile ni emploi qualifié durable ; il sert une machine de guerre focalisée sur l’urgence.
Cet “effort” se paie aussi dans les infrastructures : plusieurs gouverneurs régionaux ont dû repousser ou redimensionner des chantiers d’hôpitaux ou de routes, faute d’allocation suffisante. Les familles voient les promesses de modernisation fondre dans les communiqués du Kremlin. À terme, soulignent certains analystes, cette priorité quasi-exclusive fragilise la cohésion intérieure : la Russie peut brandir un PIB gonflé par la production militaire, mais elle peine à offrir un emploi productif hors des casernes ou des usines d’armement.
Le pouvoir joue la montre
Devant la presse, le porte-parole Dmitri Peskov s’efforce de rassurer : la baisse d’un point du taux directeur “n’est pas suffisante”, concède-t-il, mais ce ralentissement “est conscient”. Une façon habile de présenter l’atterrissage forcé comme un choix. Le récit officiel évoque un moteur volontairement bridé pour éviter la surchauffe, mais la mécanique réelle ressemble plutôt à un véhicule qui cale faute de pièces détachées occidentales.
Au Kremlin, on préfère marteler le message de résilience : le chômage officiel reste historiquement bas, les salaires nominaux ont progressé à coups de primes militaires, et les récoltes de céréales s’annoncent correctes. Ces indicateurs servent de vitrine ; pourtant, les files d’attente aux guichets de change, dès que le rouble vacille, racontent une histoire plus anxieuse.
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La Banque centrale tente de freiner la surchauffe
Elvira Nabioullina, gouverneure respectée malgré la pression politique, défend sa ligne : pour sortir d’une “surchauffe” liée aux dépenses de guerre et à la consommation subventionnée, il fallait calmer la demande intérieure. Sa communication se veut transparente — une rareté dans l’écosystème étatique — mais elle doit composer avec des injonctions contradictoires. À chaque hausse de taux, l’industrie hurle ; à chaque baisse, les prix s’enflamment.
Les experts rappellent que la Banque de Russie, jusqu’ici, a réussi à contenir la fuite des capitaux en imposant de stricts contrôles. Mais ces barrières n’arrêtent pas le temps : les réserves de change, amputées de la partie libellée en dollars gelée à l’étranger, ne permettent pas d’encaisser indéfiniment un choc prolongé sur le pétrole ou le gaz.
Quand les alliés d’hier se font plus rares
Autre signe d’essoufflement : les partenaires asiatiques, courtisés à grands renforts de contrats énergétiques, exigent désormais des rabais substantiels. Le pétrole russe s’écoule, mais avec une décote pouvant dépasser 20 % par rapport au Brent. Dans la salle plénière du Forum, on a vu moins de délégations indiennes ou chinoises que l’an passé, et les conférences consacrées aux investissements étrangers se terminent souvent avant la séance de questions — faute d’interlocuteurs.
L’argument de “l’Asie qui remplace l’Ouest” montre ses limites : les nouveaux clients veulent bien acheter du brut et du charbon, mais ils rechignent à s’engager dans des co-entreprises high-tech pénalisées par les sanctions sur les semiconducteurs ou les logiciels. Sans transferts de technologie, Moscou risque de rester un simple pourvoyeur de matières premières, un rôle que la Russie prétendait justement vouloir quitter.
Les signaux rouges se multiplient
La situation budgétaire se tend à mesure que les dépenses militaires explosent : malgré des recettes énergétiques encore importantes, le déficit fédéral dépasse déjà 3 % du PIB pour les cinq premiers mois de l’année. Les autorités ont tenté d’instaurer un impôt exceptionnel sur les “surprofits” des entreprises, mais la mesure, présentée comme patriotique, a surtout crispé les milieux d’affaires.
Sur le plan social, le contraste s’accentue : les régions rurales profitent d’une hausse des soldes versées aux contractuels engagés dans les forces armées, tandis que les classes moyennes urbaines voient fondre leur pouvoir d’achat réel. Les sondages — ceux qui sont encore accessibles — indiquent un glissement de la confiance ; le récit triomphaliste de la première année post-sanctions ne suffit plus à masquer la baisse de la consommation de biens durables.
Et soudain, l’aveu : la Russie au bord de la récession
C’est dans ce contexte électrique qu’est tombée la petite phrase : à la fin d’une table ronde sur les perspectives macro-économiques, le ministre du Développement économique Maxime Rechetnikov a lâché, presque en aparté, que la “Russie est sur le point de tomber en récession”. L’aveu, aussitôt relayé par Reuters et la presse russe indépendante, a fait l’effet d’un coup de tonnerre dans un forum déjà orageux.
Jusqu’ici, le gouvernement utilisait des périphrases : “ralentissement”, “refroidissement nécessaire”, “stabilisation”. Reconnaître publiquement la proximité d’une récession équivaut à briser un tabou. Les analystes notent que la déclaration n’a pas été contredite, ni même nuancée par la Banque centrale ; elle marque sans doute un tournant dans la communication économique de Moscou.
Au-delà de la scène, le signal est limpide : après trois ans de résistance, l’économie russe touche les limites d’un modèle centré sur l’effort de guerre et l’exportation d’hydrocarbures bradés. La question n’est plus de savoir si la croissance ralentit, mais si Moscou dispose encore des leviers politiques — et de la volonté — pour éviter que le refroidissement ne se transforme en hiver prolongé.