Requin le plus dangereux : comment le « bouledogue » a détrôné le grand blanc
Méticuleux et opportuniste, le requin bouledogue s’impose aujourd’hui comme le squale qui effraie le plus baigneurs et surfeurs. Capable de fréquenter les eaux douces comme la mer, il multiplie les occasions de croiser l’humain et laisse des morsures redoutables.
Mais saviez-vous qu’il chasse surtout quand la visibilité réduite lui donne l’avantage ?
Crédit : Copernicus Sentinel-2 / EU / Wikimedia Commons
Pourquoi le requin bouledogue est désormais considéré comme le plus dangereux
Pendant longtemps, l’icône de la peur marine était le requin blanc. Pourtant, sur les plages et dans les études de terrain, un autre squale s’est imposé depuis une dizaine d’années : le requin bouledogue. À l’île de la Réunion, il a été impliqué depuis 2011 dans 21 attaques documentées, dont 9 mortelles. Ce bilan, aussi précis que glaçant, explique en grande partie ce « changement de trône » : non pas parce que le bouledogue chercherait l’humain, mais parce que sa présence coïncide beaucoup plus souvent avec la nôtre. En d’autres termes, là où nous nous baignons, surfons ou pêchons, il est souvent là aussi.
Cette réputation tient aussi à la puissance de sa morsure. Son arme principale : une mâchoire asymétrique capable de marquer profondément tissus et os. Les scientifiques et les sauveteurs apprennent à reconnaître ces empreintes, tant elles sont caractéristiques. À force d’incidents graves localisés, le « bouledogue » a fini par remplacer le requin blanc dans l’imaginaire du « plus dangereux » : non pas partout, non pas tout le temps, mais dans un grand nombre de contextes côtiers où l’opportunisme de l’espèce fait la différence. Ce détail que peu de gens connaissent : sa dangerosité relative n’est pas une « agressivité » supérieure, c’est d’abord une probabilité de rencontre plus élevée.
Au-delà de la Réunion, des attaques sont attribuées au bouledogue au Brésil, en Afrique du Sud ou en Australie. D’une région à l’autre, un même schéma se répète : des eaux souvent troubles, des zones proches de l’embouchure des rivières, des activités humaines en hausse… et un prédateur très à l’aise pour patrouiller dans ces conditions.
Crédit : Albert Kok / Wikimedia Commons
Où vit le requin bouledogue, et pourquoi croise-t-il si souvent l’humain ?
Sa singularité écologique explique son palmarès. Le requin bouledogue ne se cantonne pas à l’océan : il supporte les eaux saumâtres et les eaux douces grâce à une physiologie d’exception. Là réside son « superpouvoir » discret : là où d’autres squales s’arrêtent, lui remonte les fleuves. On l’a observé dans le Mississippi, le Gange et jusque dans l’Amazone, où certains individus ont parcouru 3 700 km à l’intérieur des terres, jusqu’aux Andes péruviennes. Pour un grand requin, c’est tout simplement sidérant.
Cette aisance dans des milieux variés multiplie les zones de chevauchement avec nos usages : estuaires, passes, plages aux eaux chargées, fleuves fréquentés par la pêche de loisir ou des traversées en paddle, zones où la turbidité brouille les repères visuels. Or activités humaines et fréquentation des estuaires ne cessent d’augmenter. Ajoutez la curiosité naturelle d’un prédateur opportuniste, et vous obtenez un contexte où la rencontre est plus probable qu’avec d’autres espèces emblématiques mais plus strictement marines.
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Ce n’est pas un hasard si, sur certaines îles ou littoraux tropicaux, les autorités publient des bulletins de surveillance sous-marine ou interdisent ponctuellement la baignade : il s’agit moins de diaboliser l’animal que de rappeler que le milieu côtier n’est pas une piscine. D’ailleurs, la dynamique de ces rencontres varie selon l’heure, l’état de la mer et la visibilité : autant de paramètres que les usagers peuvent apprendre à lire.
Le bouledogue attaque-t-il pour se nourrir ? Ce que montrent les cas recensés
À contre-courant des fantasmes, l’humain ne fait pas partie de l’alimentation naturelle du requin bouledogue. Le squale est opportuniste : s’il confond un surfeur allongé avec un poisson ou un petit requin, il peut mordre… puis relâcher la proie après ce premier contact. Hélas, cette morsure initiale suffit souvent à provoquer des traumatismes majeurs. Les données citées dans la littérature évoquent des issues fatales dans environ 27 % des cas : non parce que l’animal s’acharne, mais parce que la première morsure, portée avec une mâchoire asymétrique d’une force exceptionnelle, dévaste tissus mous et vaisseaux.
C’est le paradoxe du bouledogue : il ne « chasse » pas l’humain, mais la configuration de l’attaque (souvent surprise, à courte distance, en eau trouble) maximise la gravité des blessures. C’est aussi pourquoi l’identification des moments à risque est cruciale : un même spot balnéaire peut passer d’un niveau de sécurité acceptable à un contexte défavorable en quelques heures, selon l’heure, la visibilité réduite et la houle.
Mais saviez-vous que les bouledogues rejettent fréquemment la victime après la première morsure ? Ce comportement, régulièrement observé, renforce l’idée d’une erreur d’identification plus que d’une prédation ciblée. La prudence n’en est que plus nécessaire, car une « erreur » de ce prédateur suffit malheureusement.
Crédit : J. Paillet / Ifremer / Wikimedia Commons
Ses techniques de chasse : l’avantage furtif du crépuscule
Les travaux menés à la Réunion, notamment par le programme Charc, ont éclairé la routine du bouledogue. Il privilégie le crépuscule, quand l’eau devient sombre et que la visibilité passe sous 15 mètres : une fenêtre où sa boîte à outils sensorielle fait merveille. Comme d’autres squales, il possède des capteurs (ampoules de Lorenzini) qui perçoivent les champs électromagnétiques émis par les muscles et le cœur des proies, mais aussi d’autres sens extrêmement fins, des vibrations à l’odeur.
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Dans ces conditions, « voir » n’est plus nécessaire. Le bouledogue repère, approche, puis frappe vite, souvent depuis le fond vers la surface, dans un bond presque vertical qui se termine par la fermeture nette de sa mâchoire. Beaucoup d’attaques décrites surviennent après une phase de patrouille près des côtes en fin d’après-midi, suivie d’un assaut bref. Ce détail que peu de gens connaissent : le fait d’être observé par un plongeur peut parfois suffire à faire décrocher l’animal, qui n’aime pas perdre l’effet de surprise.
Cette « science de l’ombre » explique pourquoi les mêmes sites, baignés de soleil à midi, deviennent inadéquats en fin de journée. L’eau se trouble, les silhouettes se confondent, et le bouledogue, qui excelle dans le demi-jour, récupère l’ascendant.
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Comment réduire le risque : ce que conseillent chercheurs et sauveteurs
Le premier levier est temporel : éviter les mises à l’eau au crépuscule et dans les conditions de visibilité réduite. Là où l’eau est chargée, où la houle brasse, où la pluie a lessivé des sédiments dans un estuaire, mieux vaut patienter. En pratique, cela signifie parfois renoncer à une session de fin d’après-midi, au profit d’un créneau plus lumineux.
Deuxième levier : la lecture du milieu. À proximité d’une embouchure, d’un estuaire ou d’une passe, le requin bouledogue est « chez lui ». Le rappel vaut pour toutes les disciplines : baignade, surf, bodyboard, pêche à pied. Savoir repérer une eau trouble, observer l’activité des bancs de poissons, comprendre que la présence simultanée de pêche et de baignade augmente le risque, tout ceci relève du bon sens côtier.
Troisième levier : la surveillance sous-marine. À la Réunion, des équipes testent des dispositifs d’apnéistes positionnés sur zone : l’idée est simple et efficace — un bouledogue qui se sait vu perd un atout majeur, celui de la surprise, et a tendance à s’éloigner. Cette présence humaine, combinée à des protocoles d’alerte, n’annule pas le risque mais contribue à le réduire à des niveaux acceptables pour des compétitions ou des entraînements encadrés.
Une évidence à rappeler
Enfin, rappeler l’évidence : même s’il a détrôné le requin blanc dans le classement médiatique du « plus dangereux », le bouledogue n’est ni un « mangeur d’hommes » ni une machine à attaquer. C’est un prédateur opportuniste superbement adapté à des milieux que nous fréquentons toujours davantage. La cohabitation passe par une discipline des horaires, des lieux et des signaux faibles, plutôt que par des mythes.
Et la révélation qui explique sa présence partout, jusqu’à surprendre les spécialistes : ce grand squale marin est l’un des très rares capables de remonter des fleuves sur des milliers de kilomètres. Oui, on a bien observé des bouledogues allant jusqu’aux Andes péruviennes via l’Amazone, à près de 3 700 km de l’Atlantique. Une performance physiologique qui, à elle seule, éclaire sa réputation.