« Ce n’est qu’un début » : des dauphins piégés dans des lacs brûlants en Amazonie
La sécheresse exceptionnelle qui a frappé le Brésil en 2023 a transformé une partie de l’Amazonie en véritable fournaise. Dans le lac Tefé, en plein cœur de la forêt, l’eau s’est mise à bouillir à plus de 40 °C, piégeant des centaines de dauphins d’eau douce. Une étude publiée en novembre 2025 revient sur cette hécatombe et laisse entrevoir un avenir que peu imaginent encore.
Pendant que la planète avait les yeux tournés vers les canicules en ville, un drame silencieux se jouait dans ces lacs de plaine inondable. Et selon les chercheurs qui ont décortiqué cet épisode, ce qui s’est passé à Tefé n’a rien d’un accident isolé, mais ressemble plutôt à un avertissement très clair sur ce qui nous attend.
Un lac amazonien transformé en piège mortel
Le lac Tefé n’est pas un simple plan d’eau perdu au milieu de la jungle. Il s’agit d’un vaste réseau de lacs de plaine inondable, situé dans l’État d’Amazonas, au cœur du bassin amazonien brésilien. À proximité, la ville de Tefé compte plus de 50 000 habitants, étroitement liés à ce système aquatique qui rythme la vie locale.
À l’été 2023, le Brésil connaît l’une des sécheresses les plus intenses de son histoire récente. Dans cette région, le niveau des eaux chute brutalement, les berges se dénudent, les embarcations se retrouvent parfois à plusieurs mètres de la rive. En surface, tout semble simplement plus sec que d’habitude, comme un « mauvais été » de plus. En profondeur, la situation est beaucoup plus grave.
Car dans certaines zones du lac Tefé, la température de l’eau grimpe jusqu’à 41 °C. Normalement, même en saison chaude, elle ne dépasse pas les 30 °C en moyenne. En quelques jours seulement, le lac se transforme en un immense bain brûlant pour toute la faune aquatique. Les images satellites et les relevés enregistrés à l’époque montrent une anomalie thermique brutale, presque inimaginable dans un écosystème d’eau douce.
Ce qui frappe les scientifiques, c’est la violence du contraste. En apparence, un lac tranquille ; en réalité, un milieu en train de se dérégler à une vitesse telle que les animaux n’ont matériellement pas le temps de s’adapter. Ce détail, peu de gens le savent : dans ce genre de configuration, quelques degrés supplémentaires suffisent déjà à mettre en péril la vie aquatique. À Tefé, on a dépassé la barre des dix degrés de différence.
Quand la sécheresse transforme l’eau en bouilloire
Pour comprendre pourquoi ces dauphins d’eau douce et des milliers de poissons ont succombé, les chercheurs de l’Institut Mamirauá pour le développement durable, basé à Tefé, ont reconstitué pas à pas la séquence des événements. Ils ont combiné données satellitaires, analyses hydrologiques et observations de terrain, avec une question simple : comment un lac surveillé par des écologistes a-t-il pu se transformer en piège mortel ?
Tout commence avec la sécheresse qui réduit drastiquement la profondeur des plans d’eau. Moins d’eau, cela signifie une surface proportionnellement plus exposée au rayonnement solaire. Quand le niveau baisse, le soleil pénètre plus facilement et plus profondément dans la colonne d’eau, et le moindre épisode de fort ensoleillement a un impact démultiplié.
Or, durant plus d’une dizaine de jours, l’ensoleillement a été maximal. Les lacs ont absorbé une quantité de chaleur totalement inhabituelle. L’eau, plus basse, se réchauffe plus vite, un peu comme une casserole peu remplie qui atteint l’ébullition bien plus tôt qu’une marmite pleine. Le système, déjà fragilisé par le manque de précipitations, se retrouve alors au bord de la rupture.
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Le problème des sédiments
À cela s’ajoute un autre phénomène, moins visible mais tout aussi déterminant. La baisse du niveau favorise le brassage du fond par le vent et le courant : des sédiments remontent et se maintiennent en suspension. L’eau se charge de particules, devient plus sombre, et transforme d’autant mieux l’énergie solaire qu’elle reçoit en chaleur. Le lac se comporte alors comme une plaque noire exposée en plein soleil.
Selon les auteurs de l’étude, certains lacs du réseau de Tefé ont connu des variations extrêmes de température, jusqu’à 13 °C en seulement quelques heures. Une forme de vague de chaleur extrême dans l’eau elle-même, qui laisse peu de marge de manœuvre à des organismes vivants adaptés à des changements lents et progressifs, pas à un « choc thermique » instantané.
Des dauphins pris au piège d’un choc thermique
Les scientifiques brésiliens le soulignent : une hausse d’une dizaine de degrés en si peu de temps, dans un écosystème aquatique, est tout simplement inédite à cette échelle. À plus de 40 °C, les poissons n’ont quasiment aucune chance de survie. Leurs enzymes cessent de fonctionner correctement, leurs fonctions vitales s’effondrent et la mort survient rapidement, sans réelle possibilité d’échappatoire.
Les dauphins roses et les autres dauphins d’eau douce du lac Tefé n’ont pas été épargnés. Pourtant, ces cétacés sont mobiles, capables de parcourir de longues distances dans les réseaux de rivières. Mais cette fois, ils ont été littéralement piégés dans des poches d’eau surchauffées, sans accès à des zones suffisamment profondes ou plus fraîches pour se réfugier.
Incapables de se refroidir, ces animaux se retrouvent soumis à un stress physiologique extrême. Leurs corps ne parviennent plus à dissiper la chaleur, leurs organes sont mis à rude épreuve. Pour les chercheurs, il ne s’agit pas seulement d’un inconfort thermique, mais d’une situation intenable sur le plan biologique, qui conduit inévitablement à la mort pour une partie des individus.
Un premier bilan inquiétant en 2023
En septembre 2023, le Fonds mondial pour la nature (WWF) établit un premier bilan spécifique pour le lac Tefé. Sur place, 130 dauphins roses (Inia geoffrensis) et 23 dauphins de l’Orénoque (Sotalia fluviatilis) ont été retrouvés morts, soit près de 10 % de la population locale de ces espèces. Un chiffre déjà vertigineux pour un seul lac.
Par la suite, le bilan s’alourdit encore. En intégrant les carcasses répertoriées dans d’autres lacs du réseau, le total dépasse 330 cétacés. Une véritable hécatombe, d’autant plus préoccupante que les dauphins roses sont aujourd’hui considérés comme en voie de disparition par l’Union internationale pour la conservation de la nature. Autrement dit, ce qui s’est joué à Tefé n’est pas une simple fluctuation, mais un coup porté à une population déjà fragilisée.
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Une Amazonie de plus en plus vulnérable à la chaleur
Ce drame ne surgit pas de nulle part. Depuis les années 1990, les lacs d’Amazonie enregistrent une hausse moyenne de 0,6 °C par décennie. Cette tendance est directement liée au réchauffement climatique, lui-même alimenté par l’augmentation de la température des océans à l’échelle mondiale, en particulier dans l’Atlantique Nord.
Dans ce contexte, les épisodes El Niño jouent un rôle d’amplificateur. Ils déplacent les masses d’air humides vers l’océan Pacifique et privent l’Amazonie de précipitations pendant de longs mois. Résultat : les lacs, les rivières et les sols de la région deviennent brutalement plus sensibles à la sécheresse et aux excès de chaleur. Ce que l’on considère parfois comme un aléa climatique ponctuel se répète alors plus souvent et avec plus d’intensité.
Les lacs amazonien, et en particulier ceux de plaine inondable comme le lac Tefé, se retrouvent ainsi en première ligne. Lorsque la pluie se fait rare, leur niveau baisse, leur température augmente plus vite, et la moindre canicule terrestre se traduit par une surchauffe dramatique dans l’eau. La biodiversité, qui a mis des milliers d’années à s’adapter à un certain équilibre thermique, est bousculée en quelques saisons.
Les chercheurs impliqués dans l’étude, parmi lesquels John Melack de l’Institut de recherche sur la Terre en Californie, estiment que cette combinaison de facteurs pousse la région vers un nouveau régime climatique. Ce qui s’est produit en 2023 n’est donc pas simplement un « coup de malchance météorologique », mais un signal fort de ce qui se prépare à plus grande échelle.
Et ce détail que peu de gens mesurent encore inquiète particulièrement les spécialistes : ces épisodes extrêmes risquent de s’enchaîner avant même que les écosystèmes n’aient la moindre chance de se reconstituer entre deux crises.
« Ce n’est qu’un début » : pourquoi le retour à la normale est illusoire
Pour les auteurs de l’étude, le message est clair : ce qui s’est passé à Tefé ne sera probablement pas un cas isolé. Selon eux, des conditions similaires pourraient se produire plus souvent à l’avenir, avec des impacts toujours plus lourds sur la biodiversité et sur les communautés locales qui dépendent de ces lacs pour la pêche, l’alimentation ou les déplacements.
John Melack insiste sur un point qui fait froid dans le dos : l’idée d’un simple « retour à la normale » n’est plus réaliste. Même si, en théorie, toutes les émissions mondiales de gaz à effet de serre s’arrêtaient dès demain, la machine climatique ne se remettrait pas instantanément à zéro. La chaleur déjà stockée dans les océans, massive, continuera pendant longtemps à dérégler les systèmes régionaux.
Cette inertie du climat, souvent évoquée mais rarement concrétisée dans l’imaginaire collectif, prend ici un visage très tangible : celui des carcasses de dauphins d’eau douce et de poissons blanchissant au soleil sur les rives du lac Tefé. Autrement dit, ce que l’on observe aujourd’hui n’est que la conséquence de gaz déjà émis, et une partie des bouleversements à venir est désormais inévitable.
Les chercheurs redoutent que de nouveaux épisodes de surchauffe aquatique surviennent, avec leur lot de morts et de disparitions d’espèces potentielles. L’Amazonie, longtemps perçue comme un symbole de luxuriance et d’abondance, apparaît désormais comme une région extrêmement vulnérable aux dérèglements en cours.
Au fond, la véritable révélation de cette étude se trouve là : même dans le scénario le plus optimiste sur les émissions de GES, la planète ne reviendra pas « comme avant ». Et si le drame du lac Tefé semble déjà insoutenable, les scientifiques préviennent que ce n’est, malheureusement, qu’un début.
- 02/12/2025 à 19:49Et le déboisement de l'Amazonie, on en parle ?Car il contribue forcément à cette sécheresse...
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