Haliphron atlanticus : le géant gélatineux des abysses de nouveau filmé
Les profondeurs océaniques cachent encore des créatures que la science ne fait qu’apercevoir. Parmi elles, un octopode gigantesque au corps translucide n’a été observé vivant que quelques fois en plusieurs décennies. Chaque nouvelle rencontre avec Haliphron atlanticus offre un fragment de réponse… et révèle surtout à quel point nous ne comprenons encore qu’une infime part de la vie dans les abysses.
À plus de 700 mètres sous la surface, ce colosse gélatineux évolue dans un univers de pénombre, d’eau glacée et de ressources rares. Quand les caméras des robots d’exploration croisent sa route, c’est tout un pan de la biologie des profondeurs qui s’éclaire. Mais derrière ces images spectaculaires, un détail discret de son mode de vie pourrait bien rebattre les cartes de notre vision de la chaîne alimentaire marine.
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Un fantôme des profondeurs qui n’apparaît presque jamais
Le monde pélagique profond reste l’un des territoires les moins explorés de la planète. Dans cette zone où la lumière ne pénètre plus, les engins téléguidés repèrent parfois des silhouettes floues, à la limite du visible. C’est là que les chercheurs ont croisé, à de très rares reprises, le mystérieux géant gélatineux Haliphron atlanticus, surnommé le « septopus ».
Ce céphalopode massif peut atteindre près de quatre mètres de long pour plus de soixante-quinze kilos. Malgré ces dimensions impressionnantes, il demeure l’un des animaux les moins documentés de son groupe. En quarante ans d’exploration par les robots du Monterey Bay Aquarium Research Institute, ce colosse n’a été aperçu vivant qu’un nombre infime de fois. À chaque nouvelle rencontre, les biologistes se retrouvent face à un animal qui semble presque irréel, comme sculpté dans une matière entre l’eau et la gélatine.
La dernière observation a eu lieu en 2025, dans la baie de Monterey, à environ 700 mètres de profondeur. Sur les images, l’animal progresse lentement dans l’obscurité, ses longs bras translucides enveloppant une proie d’un rouge intense. Ses contours se diluent dans l’eau, comme si son corps absorbait la lumière des projecteurs. Cette apparition ne dure que quelques instants, mais elle suffit à capturer un comportement encore jamais observé directement chez l’espèce.
Les caméras du robot Ventana enregistrent alors une séquence rare : le septopus en pleine prédation, tenant fermement sa proie. Pour des chercheurs habitués à déduire la vie d’un animal à partir de restes disséqués, voir enfin le comportement d’un individu libre dans son milieu relève presque du miracle scientifique.
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Un géant presque inconnu malgré sa taille
À première vue, Haliphron atlanticus ressemble à un octopode comme les autres, avec une tête massive et de longs bras reliés par une membrane profonde. Pourtant, derrière cette apparente simplicité, tout ou presque chez lui échappe encore aux spécialistes. On ignore combien de temps il vit, combien d’individus parcourent la colonne d’eau, ou même si ses populations sont stables.
Jusqu’ici, les biologistes devaient se contenter d’indices trouvés dans des spécimens morts ou remontés dans des filets. Quelques analyses de contenus stomacaux, quelques fragments d’organes internes, et beaucoup de zones d’ombre. Les rares images de ce « fantôme des profondeurs » vivaient essentiellement dans les bases de données des instituts, plus proches du document de travail que du portrait détaillé d’une espèce.
Et pourtant, ces fragments suffisent déjà à dessiner un animal très différent des prédateurs musclés et rapides que l’on associe spontanément à l’océan profond. Loin d’être un chasseur explosif, le septopus semble adopter un mode de vie d’une économie extrême. Déplacements lents, métabolisme réduit, corps gélatineux peu coûteux à entretenir : tout laisse penser qu’il a poussé très loin l’art de survivre avec peu d’énergie.
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Cette silhouette floue, presque fantomatique, n’est pas qu’un effet de caméra. Elle traduit un choix évolutif radical : celui d’un organisme qui a misé sur le volume plutôt que sur la densité, sur la discrétion plutôt que sur la puissance. Un géant mou, transparent, adapté à un monde où chaque calorie compte.
Un faux « sept bras » et une reproduction à usage unique
Le surnom de « septopus » pourrait laisser croire que l’animal ne possède que sept bras. En réalité, comme tous les octopodes, il en a bien huit. Chez le mâle, l’un d’eux est simplement dissimulé la plupart du temps. Ce bras particulier, appelé hectocotyle, reste enroulé dans une poche située sous l’œil droit. Il ne sert ni à chasser ni à se déplacer : il est réservé à la reproduction.
Lors de l’accouplement, le mâle détache littéralement ce bras spécialisé pour le confier à la femelle. Ce geste n’est pas anodin. En abandonnant ainsi son hectocotyle, l’animal se prive d’un outil central de sa reproduction future. Tout indique que ce « don » est unique et que la vie du mâle se poursuit peu de temps après l’épisode reproducteur.
Le dimorphisme sexuel renforce cette impression de pari évolutif extrême. Les femelles peuvent atteindre la taille d’un dauphin, tandis que les mâles dépassent rarement une vingtaine de centimètres. Un contraste spectaculaire qui suggère des rôles biologiques très asymétriques. La femelle porte l’essentiel de l’investissement dans la descendance, tandis que le mâle concentre toute sa stratégie en une seule tentative.
Ce mode de vie semelpare, avec une reproduction à usage unique, rappelle celui d’autres céphalopodes, mais poussé ici à l’extrême. Une fois son bras reproducteur transmis, le mâle n’a plus de raison biologique de survivre longtemps. Il illustre une logique implacable des grands fonds : investir toute son énergie au moment le plus crucial, quitte à disparaître aussitôt après.
Crédit : Wikimedia Commons / J. de Guerne & Ch. Richard
Des apparitions déroutantes jusque sur les plages
Si le septopus est presque impossible à observer vivant, quelques indices émergent parfois là où on ne les attend pas. Récemment, la BBC a rapporté la découverte de plusieurs bras attribués à cette espèce sur une plage écossaise. Ces fragments auraient été entraînés par des courants profonds depuis la fosse norvégienne avant de s’échouer.
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Ce genre d’événement rappelle que les océans fonctionnent comme un immense tapis roulant, capable de transporter restes d’animaux, carcasses et débris organiques sur des centaines de kilomètres. Mais il souligne aussi notre ignorance : même en combinant courants connus, relief sous-marin et observation des masses d’eau, les scientifiques restent incapables de prédire où et quand surgira un nouvel individu de cette espèce.
Chaque apparition, qu’elle ait lieu devant la caméra d’un robot ou sur un rivage battu par les vagues, ressemble presque à un accident statistique. Elle offre une fenêtre minuscule sur une population dont on ne voit que des éclats. Pour un biologiste marin, reconstituer la vie de ce septopus à partir de quelques bras échoués ou d’un court extrait vidéo s’apparente à un travail d’enquêteur confronté à un dossier dont la plupart des pages ont disparu.
Crédit : Pixabay / MasterTux
Une diète gélatineuse qui bouscule nos idées reçues
Pendant longtemps, l’alimentation d’Haliphron atlanticus n’a pu être reconstituée qu’en laboratoire, grâce à l’analyse du contenu de quelques estomacs. Résultat : presque exclusivement des fragments de méduses, de salpes et de siphonophores, c’est-à-dire du plancton gélatineux réputé très pauvre en calories. À première vue, un « menu » surprenant pour un animal aussi imposant.
L’étude publiée dans Scientific Reports, basée sur plusieurs spécimens étudiés en détail, confirme cette diète atypique. Loin de chasser des proies osseuses, denses et riches en énergie, le septopus semble avoir misé sur l’abondance relative des organismes transparents qui dérivent dans la colonne d’eau. Une stratégie qui paraît paradoxale, mais qui devient logique si l’on tient compte de son métabolisme lent et de ses déplacements mesurés.
Un point clé réside dans la manière dont l’animal consomme ses proies. Les chercheurs du MBARI ont montré que ce céphalopode ne se contente pas d’engloutir la méduse entière. Il aspire en priorité les parties les plus riches : gonades, tissus concentrant les nutriments, contenu gastrique déjà partiellement digéré. Puis il relâche le reste de la cloche gélatineuse, qui se délite à nouveau dans l’eau.
Ce comportement n’est pas isolé. D’autres espèces, comme Argonauta argo, certains poissons ou des tortues marines, ont aussi été observées en train de se nourrir en partie d’organismes gélatineux. Ce régime, longtemps considéré comme marginal, apparaît de plus en plus comme une voie importante du transfert d’énergie dans l’océan. Le septopus incarne l’un des exemples les plus frappants de cette économie circulaire fondée sur des proies translucides.
Crédit : Wikimedia Commons / Richard E. Young (CC BY 3.0)
Un relais énergétique discret entre méduses et super-prédateurs
Le rôle écologique d’Haliphron atlanticus ne se limite pas à sa façon de sélectionner les parties les plus nutritives des méduses. En se nourrissant de ce plancton gélatineux omniprésent, il transforme une ressource diffuse et peu concentrée en une biomasse beaucoup plus « lisible » pour les grands prédateurs.
Les grands cétacés comme le cachalot, mais aussi les requins bleus et les espadons, consomment régulièrement des septopus. Là où un super-prédateur ne pourrait sans doute pas passer sa journée à chasser des méduses une par une, il peut en revanche capturer ponctuellement un gros céphalopode gorgé de cette énergie indirecte. Le géant gélatineux agit alors comme un intermédiaire, un transformateur silencieux entre les masses de proies translucides et les carnivores de plus haut niveau.
L’étude relayée par IFLScience met en avant un autre obstacle : l’absence de structures dures dans le régime alimentaire du septopus rend très difficile sa détection par les méthodes classiques. Pas d’écailles, pas d’os, peu d’éléments persistants dans les contenus stomacaux. Ce biais explique sans doute pourquoi ce type de flux énergétique a été sous-estimé pendant si longtemps dans les modèles d’écologie marine.
En révélant cette relation intime entre méduses et céphalopodes, Haliphron atlanticus oblige à revoir la façon dont on imagine les abysses. Loin d’être un simple curieux des grands fonds, il apparaît comme un maillon essentiel et pourtant presque invisible. Une créature géante, rarement vue, qui relie silencieusement les nuées de proies gélatineuses aux super-prédateurs océaniques.
Et c’est justement ce rôle de « relais énergétique » insaisissable, mis en lumière grâce à seulement quatre observations en quarante ans, qui constitue la véritable révélation de cette histoire.