Ce requin qui brille dans le noir bat un record dans le monde animal
Depuis toujours, l’océan profond nourrit l’imaginaire collectif, mêlant fascination et crainte. À plusieurs centaines de mètres sous la surface, là où la lumière du soleil s’évanouit. La vie déploie pourtant des stratégies extraordinaires pour subsister. L’une des plus spectaculaires consiste à produire sa propre lumière : c’est le phénomène de bioluminescence. Mais jusqu’à récemment, les scientifiques pensaient que seuls quelques petits poissons, calmars ou méduses maîtrisaient cet art lumineux.
Tout a basculé quand une mission scientifique, menée en 2021 au large de la côte est de la Nouvelle-Zélande, a mis au jour trois espèces de requins capables d’illuminer l’obscurité des abysses. Leur découverte, publiée dans Frontiers in Marine Science, a immédiatement fait trembler le monde de la biologie marine – et pour cause : l’une de ces espèces mesure plus d’un mètre et demi. Pour les océanologues, c’est une surprise de taille au sens propre comme au figuré.
Les abysses néo-zélandaises, un laboratoire de lumière
Située à la charnière de l’océan Pacifique et de la mer de Tasman, la Zélande offre un relief sous-marin complexe, creusé de canyons et tapissé de plaines abyssales. Ces paysages, plongés dans une obscurité quasi totale au-delà de 200 mètres, abritent une biodiversité insoupçonnée. Selon le National Oceanic and Atmospheric Administration (NOAA), près de 80 % des animaux vivant entre 200 m et 1 000 m émettent de la lumière d’une manière ou d’une autre. Autant dire que, dans cette zone crépusculaire, briller n’a rien d’exceptionnel — mais qu’un prédateur de grande taille le fasse, voilà qui change la donne.
Au cours de leur expédition, les chercheurs ont déployé un chalut spécialement conçu pour ramener des spécimens vivants. Objectif : étudier en laboratoire la physiologie de leur émission lumineuse sans l’altérer. C’est dans ces filets que sont apparus, comme surgis d’un conte, trois requins scintillants : le requin-cerf-volant (Dalatias licha), le requin-lanterne du Sud (Etmopterus granulosus) et le requin-lanterne à ventre noir (Etmopterus lucifer).
Trois espèces qui transforment l’obscurité en spectacle
Ces poissons appartiennent tous à la famille des Squalidés, réputée pour ses nageurs nocturnes et son adaptation aux faibles températures. Bien qu’ils partagent des traits communs – museau effilé, peau rugueuse, nage lente – chacun se distingue par la distribution de ses photophores, minuscules organes produisant la lumière.
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Chez E. lucifer, les photophores dessinent un motif abdominal net, presque comme un code-barres, tandis que E. granulosus arbore un éclat diffus rappelant un halo pâle autour des nageoires pectorales. Quant au requin-cerf-volant, son ventre se tapisse d’une douce lueur bleu-vert, assez homogène pour estomper totalement sa silhouette vue d’en bas. Pour un chasseur de la pénombre, c’est un camouflage redoutable.
Des tests en conditions contrôlées
À bord, les biologistes ont placé chaque individu dans des bassins d’eau de mer refroidis à la température ambiante des abysses, autour de 4 °C. Dans une salle plongée dans l’obscurité, ils ont filmé la lueur naturelle du trio à l’aide de caméras ultra-sensibles. Première révélation : ces requins ne brillent pas en continu. En injectant différents extraits hormonaux, dont la mélatonine et la prolactine, les scientifiques ont montré que l’intensité lumineuse pouvait presque doubler ou, au contraire, s’éteindre complètement.
Ces variations suggèrent un contrôle hormonal sophistiqué, permettant au requin d’ajuster sa brillance selon le contexte : attaque, fuite, repos. Jusqu’ici, on avait documenté un tel mécanisme chez quelques calmars, jamais chez un requin. Les chercheurs y voient la preuve que la bioluminescence, loin d’être un gadget, joue un rôle central dans la survie de ces prédateurs.
Pourquoi briller ? Les hypothèses des chercheurs
Plusieurs pistes sont avancées pour expliquer cette lumière. D’abord, l’idée du « contre-éclairage » : en émettant une teinte bleu-verte similaire à celle de la lumière résiduelle qui filtre encore depuis la surface, le requin efface son ombre et se fond littéralement dans le décor. Les proies potentielles, observant vers le haut, ne perçoivent qu’un halo uniforme au lieu d’une silhouette menaçante.
Autre possibilité : l’écriture lumineuse comme langage. Des motifs précis pourraient permettre aux congénères de se reconnaître, d’éviter les conflits territoriaux ou de signaler un partenaire sexuel. Enfin, certains spécialistes évoquent une stratégie d’illumination offensive : projeter un éclat soudain pour aveugler ou désorienter la victime avant la morsure. Chez les petits poissons lanternes, cette tactique est déjà décrite, mais jamais à l’échelle d’un requin.
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Quand la science revoit sa copie
Jusqu’en 2021, la littérature scientifique ne recensait qu’une douzaine d’espèces de requins luminescents, toutes relativement modestes par la taille. L’arrivée d’un prédateur dépassant les 1,5 mètre oblige la communauté à reconsidérer l’écologie des profondeurs. Si un animal d’une telle envergure peut briller, combien d’autres restent à découvrir ? Et surtout, quel est l’impact d’une source lumineuse mobile de cette dimension sur l’équilibre des écosystèmes mésopélagiques ?
Les implications vont au-delà de la simple curiosité. Mieux comprendre ces mécanismes pourrait inspirer des applications biotechnologiques, de la médecine (sondes lumineuses biocompatibles) jusqu’à l’ingénierie navale (revêtements furtifs). Les photophores, véritables usines chimiques miniatures, produisent une réaction froide et parfaitement maîtrisée entre la luciférine et l’oxygène, catalysée par une enzyme appelée luciférase. Répliquer ce processus de façon industrielle reste un défi stimulant pour la recherche appliquée.
Un mystère qui s’épaissit
Les biologistes s’accordent pourtant sur un point : seuls des prélèvements supplémentaires, couplés à des balises de suivi, permettront de percer le quotidien de ces requins-fantômes. Comment chassent-ils ? Quelle distance parcourent-ils chaque nuit ? À quelle profondeur précise se situe la « zone d’émission » la plus intense ? Autant de questions qui exigeront des campagnes d’exploration ambitieuses, incluant submersibles habités et robots autonomes.
L’autre urgence tient à la pression croissante des pêcheries profondes. Certains chalutiers opèrent déjà entre 500 m et 1 000 m pour cibler grenadiers ou sabres noirs. Or, ces mêmes filets risquent de capturer accidentellement des requins bioluminescents encore mal connus. Sans données solides sur leur population et leur cycle de reproduction, impossible d’instaurer des quotas protecteurs pertinents.
Ce que l’on croyait impossible devient réalité
Pendant longtemps, les manuels de zoologie affirmaient qu’au-delà d’un certain gabarit, la fabrication d’une lumière endogène serait trop coûteuse en énergie. Cette barrière psychologique vient de tomber, et avec elle s’ouvre un nouveau chapitre de l’évolution marine. Chaque lueur dans la nuit profonde nous rappelle que la vie sait contourner les obstacles les plus inattendus.
Et la plus étonnante de ces stratégies apparaît désormais sous la forme d’un requin qui, quand il fend l’ombre glaciale du Pacifique, se transforme en lanterne vivante. Car oui, le requin-cerf-volant de Nouvelle-Zélande est aujourd’hui le plus grand vertébré bioluminescent jamais identifié, éclipsant par sa taille tout ce qu’on imaginait possible jusque-là. La science devra désormais composer avec cette silhouette lumineuse, preuve éclatante que les abysses n’ont pas fini de nous surprendre.