Chez Chanel, un licenciement contesté jusqu’au bout… et la décision finale pourrait faire date
En 2018, un salarié de Chanel est évincé après un soupçon jugé, par l’entreprise, incompatible avec ses fonctions sensibles.
L’affaire a traversé les tribunaux pendant des années. Jusqu’à une étape rarement anodine. L’examen du dossier par la plus haute juridiction judiciaire. Mais que peut réellement exiger un employeur quand la frontière avec la vie privée devient floue ?
Un licenciement né d’un soupçon de dissimulation
Tout commence autour d’un poste à haute responsabilité. Un auditeur en mission, affecté à New York. Dans un rôle lié au contrôle interne. En 2018, son employeur estime qu’il n’a pas été suffisamment transparent sur sa situation personnelle. Le cœur de la controverse ne porte pas sur une performance. Un objectif manqué ou une faute opérationnelle. Chanel lui reproche d’avoir caché sa situation matrimoniale et la profession de son épouse.
Un détail, en apparence intime, prend soudain une dimension professionnelle aux yeux de l’entreprise. L’épouse du salarié est une ex-employée de Chanel, et son départ ne s’est pas fait dans la discrétion. Elle avait elle-même été licenciée pour fraude, et un différend judiciaire l’opposait à son ancien employeur. Dans ce contexte, Chanel affirme avoir perdu confiance et invoque un manquement à la probité ainsi qu’à la loyaut. Au regard des règles internes.
Dans les arguments de l’entreprise, un mot revient comme un fil rouge : le conflit d’intérêts. Pour Chanel, le fait de ne pas avoir “signalé” ce lien matrimonial, compte tenu du contentieux en cours, suffirait à faire naître un risque. Voire une incompatibilité avec les missions d’audit.
Quand l’entreprise parle d’éthique, de confiance… et de rupture
Chanel ne présente pas ce licenciement comme un simple désaccord, mais comme une rupture profonde du “lien de confiance”. Le raisonnement est clair. Si un salarié occupe une fonction de contrôle, de vérification ou de conformité. Alors il doit, selon l’entreprise, respecter une exigence d’exemplarité et de transparence.
Derrière cette lecture, on retrouve l’idée que certains postes “supportent” moins l’ombre que d’autres. Là où un emploi classique pourrait n’être impacté que par des faits strictement liés au travail, des fonctions sensibles seraient. Selon l’employeur, soumises à une vigilance accrue. Chanel estime ainsi que le salarié aurait dû anticiper le soupçon, déclarer l’existence du lien matrimonial. Et permettre à l’entreprise d’évaluer d’éventuels risques.
Ce détail que peu de gens connaissent, c’est que le débat ne se limite pas au couple ou au contentieux. Il touche aussi aux textes internes, à la charte éthique applicable et aux obligations prévues au contrat de travail. Dans l’argumentaire, une clause est mentionnée : celle qui obligerait le salarié à signaler tout changement dans sa situation familiale. Et c’est là que l’affaire commence à dépasser le simple cadre d’un licenciement “classique”.
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Premiers jugements : une lecture stricte de la transparence attendue
Le salarié conteste le licenciement. Mais, dans un premier temps, la justice ne lui donne pas raison. En première instance, la décision de l’employeur est confirmée. Puis, en appel, la position est à nouveau validée.
La cour d’appel retient l’idée que le salarié aurait dû informer Chanel d’un risque possible lié à son lien matrimonial. Avec une ancienne salariée en litige avec l’entreprise. Elle insiste sur son niveau hiérarchique, ses responsabilités et ses missions de contrôle. Selon cette lecture, ces fonctions exigent une transparence renforcée, au point que l’absence d’information crée un doute “légitimé” sur sa loyauté.
Autrement dit, l’enjeu n’est pas seulement de savoir si un conflit d’intérêts s’est matérialisé, mais si le simple fait de ne pas alerter l’employeur sur un risque potentiel peut être sanctionné. Pour l’entreprise, la réponse est oui : la non-déclaration constituerait un manquement grave, susceptible de justifier une éviction.
À ce stade, tout semble jouer en faveur de l’employeur : un salarié placé au cœur des mécanismes de contrôle, une relation familiale avec une ex-salariée en conflit judiciaire, et une exigence interne présentée comme non négociable.
Vie personnelle, obligations professionnelles : là où la ligne devient explosive
Mais saviez-vous que, dans ce type de dossier, la question décisive n’est pas forcément “qui a raison sur le plan moral”, mais “qu’est-ce qui relève du travail, et qu’est-ce qui n’en relève pas” ? C’est exactement ce que cette affaire met en tension.
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D’un côté, l’entreprise défend une vision “préventive” : mieux vaut déclarer trop que pas assez, surtout quand on occupe une fonction exposée. De l’autre, le salarié conteste l’idée qu’un mariage, une situation familiale ou le passé professionnel d’un conjoint doive automatiquement être porté à la connaissance de l’employeur.
Le débat se concentre alors sur une frontière très française, très juridique, mais fondamentale : jusqu’où un employeur peut-il demander des informations personnelles au nom de l’éthique et de la prévention ? Et inversement, jusqu’où un salarié peut-il opposer son intimité lorsque l’entreprise invoque un risque ?
Dans le dossier, un point pèse lourd : le salarié n’est pas accusé d’avoir favorisé son épouse, ni d’avoir détourné une procédure, ni d’avoir manipulé un contrôle. Ce qui est mis en avant, c’est l’absence de déclaration, et l’idée que cette absence suffirait à constituer une faute, voire une rupture de confiance irréversible.
C’est précisément sur ce terrain que la décision attendue au plus haut niveau devient déterminante. Car si la justice admet qu’un employeur peut imposer la déclaration d’une situation matrimoniale, alors une partie de la vie personnelle peut, de fait, entrer dans le périmètre du contrôle professionnel.
Le dernier mot : ce que la haute juridiction finit par dire
La décision tombe le mercredi 10 décembre, après un long parcours judiciaire. Et cette fois, le raisonnement change de direction.
La chambre sociale considère que l’existence d’un différend judiciaire entre l’épouse, ancienne salariée, et l’employeur ne suffit pas, à elle seule, à caractériser l’existence d’un conflit d’intérêts tel que défini par la charte applicable dans l’entreprise. Conséquence directe : le salarié n’était pas tenu, même avec une clause contractuelle évoquant un changement de situation familiale, d’informer son employeur de sa situation matrimoniale.
La juridiction rappelle, en substance, que la vie familiale relève de la sphère privée et “échappe, sauf exception, au pouvoir de contrôle de l’employeur”, au regard notamment de l’article 9 du Code civil, de l’article L.1121-1 du Code du travail et de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’Homme. Le salarié reste tenu de déclarer des relations d’affaires effectives ou potentielles, mais pas son mariage ou la profession passée du partenaire, en l’absence de lien avec ses fonctions.
Et c’est là le vrai rebondissement que Chanel n’a pas obtenu en première instance ni en appel : l’employé licencié a finalement gagné devant la Cour de cassation. L’affaire est renvoyée devant la cour d’appel, avec, à la clé, la possibilité d’une annulation du licenciement et d’une réintégration, dans une décision qui pourrait peser comme un précédent sur la protection de la vie privée au travail.